Les amours du Chico
événements… N’y pensons plus.
Et par un puissant effort de volonté, il réussit à se soustraire
à cette obsession et se mit à repasser tout ce que lui avait dit
d’Espinosa.
Des bribes de phrases lui revenaient plus
particulièrement : « On lui fait boire une potion… Ce
breuvage agit sur le cerveau qu’il engourdit… Il sent son
intelligence s’obscurcir… Toutefois, ce n’est pas encore la
folie. »
Et un détail, que nous avons omis de signaler, lui revenait
obstinément à la mémoire : au premier repas qu’il avait fait
dans cette chambre, à ce même repas où il avait absorbé un
narcotique qui devait le tenir endormi plusieurs jours, il avait
tout de suite remarqué sur la table une bouteille de vieux vin de
Saumur, pour lequel il avait un faible, et l’avait mise de côté, la
réservant pour la bonne bouche. Or, à la fin de son repas,
lorsqu’il voulut attaquer la bonne bouteille, il s’était senti pris
d’un subit malaise. C’était le narcotique qui faisait son
effet.
Cela avait été très passager. Mais il n’en fallait pas plus pour
éveiller ses soupçons. Avant de vider le verre qu’il venait de
remplir, il le porta à ses narines et le flaira longuement.
Cet examen ne lui ayant pas paru suffisant, il trempa son doigt
dans le verre, laissa tomber quelques gouttes du liquide léger et
mousseux sur sa langue et se mit à le déguster avec tout le soin
d’un parfait connaisseur qu’il était. Le résultat de cette
dégustation avait été qu’il avait déposé le verre sur la table,
sans y toucher davantage. Son repas était achevé. Il n’avait plus
ni faim ni soif.
Tout à coup une inspiration soudaine lui était venue. Il s’était
levé et était allé vider le verre et tout le contenu de la
bouteille de ce Saumur, qui lui paraissait suspect, dans le bassin
de cuivre qui contenait encore l’eau sale, rougie de son sang,
qu’il y avait laissée après s’être convenablement débarbouillé.
Puis, il était revenu s’asseoir à table, reposant la bouteille et
le verre à leur place. Quelques instants plus tard, la tête lourde,
pris d’un sommeil irrésistible, il s’était endormi aussitôt.
Pourquoi avait-il agi ainsi ? Il n’aurait su le dire.
Pourquoi ce détail qu’il avait presque oublié lui revenait-il
maintenant obstinément à la mémoire ? Pourquoi rapprochait-il
cet incident des paroles prononcées par d’Espinosa ? Pourquoi
le dialogue de Fausta et du grand inquisiteur, parlant de sa folie,
ce dialogue qui lui était tout à coup revenu à là mémoire dans ce
qu’il appelait déjà sa « galerie des supplices »,
pourquoi ce dialogue lui revenait-il de nouveau à la
mémoire ?
Quelles conclusions tirait-il de l’incident de la bouteille de
vin de Saumur vidée dans une cuvette d’eau sale, des paroles
d’Espinosa, des paroles de Fausta, de la vision de la cage des
fous ? C’est ce que nous ne saurions dire. Mais toujours
est-il que peu à peu il s’assoupit dans son fauteuil et que, dans
son sommeil agité, il avait aux lèvres un sourire narquois, et de
temps en temps, il bredouillait des mots sans suite, parmi lesquels
revenait fréquemment celui-ci : FOLIE.
Le soir venu, les moines, consternés de voir qu’il n’avait pas
touché au dîner, non plus qu’au déjeuner, lui servirent un souper
plus soigné encore que les précédents repas. Malgré leur
insistance, Pardaillan refusa de manger.
Les moines durent se retirer sans être parvenus à le décider et,
dès qu’il se vit seul, il se hâta de se mettre au lit pour se
soustraire à la tentation de la table étincelante. Et il faut
convenir qu’il lui fallut une force de volonté peu commune, car la
faim se faisait cruellement sentir. Peut-être l’eût-il moins sentie
s’il avait pu détacher complètement son esprit de cette pensée.
Mais les moines revenaient obstinément avec leur table chargée
de mets appétissants. Et sous prétexte que, peut-être, plus tard,
il voudrait faire honneur à ce repas, ils laissaient devant lui
cette table et tout ce qu’elle supportait de bonnes choses. Or, si
Pardaillan réussissait, à force de volonté, à chasser la faim, un
regard tombant par hasard sur la table suffisait à réveiller son
estomac qui se mettait aussitôt à hurler famine.
Le lendemain, le même supplice se renouvela, avec aggravation de
repas augmentés. En effet, les moines impitoyables lui servirent un
petit et un grand déjeuner, un dîner,
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