Les amours du Chico
ouvrir la
porte et de le laisser aller, d’obéir à ses ordres.
On leur avait surtout recommandé de faire tous leurs efforts
pour l’amener à prendre un peu de nourriture. Ils s’acquittaient
très consciencieusement de leur tâche et n’en cherchaient pas plus
long.
Comme on les savait quelque peu gourmands et ne détestant
nullement de vider une bonne bouteille, on leur avait défendu, sous
menace des châtiments les plus exemplaires, d’accepter quoi que ce
fût de leur prisonnier, fût-ce une simple goutte d’eau. Et comme
ils n’ignoraient pas que dans leur couvent, plus que partout
ailleurs, les murs avaient des yeux et des oreilles, ils se
seraient bien gardés de ne pas obéir, connaissant, pour en avoir
fait la douloureuse expérience, les peines cruelles qui les
attendaient en cas de désobéissance.
Enfin – et ceci montre que d’Espinosa ne laissait rien au hasard
et savait habilement utiliser les passions de ceux qu’il employait
– on leur avait dit que s’ils amenaient leur prisonnier à goûter à
un seul des innombrables plats dont la table était garnie, à
avaler, ne fût-ce qu’une gorgée de vin ou d’eau, les restes de la
magnifique table leur reviendraient intégralement et qu’ils
pourraient boire et manger tout leur soûl et se griser à en rouler
par terre, ayant d’avance absolution pleine et entière. Si, au
contraire, le prisonnier s’obstinait à ne rien prendre, c’est
qu’ils n’auraient pas su le persuader, et alors, en punition de
leur maladresse, le succulent dîner leur passerait sous le nez, et
ils devraient se contenter de leur maigre ordinaire.
Cela seul suffit à expliquer l’acharnement qu’ils mettaient à
amener leur prisonnier à goûter à un seul de ces mets qui les
faisaient ouvrir les narines toutes grandes. Cela explique aussi
leur air piteusement désespéré lorsqu’ils voyaient qu’ils avaient
échoué encore une fois. Simplement, les deux gourmands se disaient,
navrés, qu’il leur fallait faire leur deuil des choses succulentes
qui fleuraient si délicieusement, dont ils avaient espéré pouvoir
se régaler.
Pardaillan ignorait tout cela, et pour cause. Cependant, à
différentes reprises, et pour avoir le cœur net, il avait placé
devant les moines un des plats pris au hasard, il avait lui-même
rempli à ras bord un verre d’un vin généreux et :
– Tenez, mon révérend, avait-il dit, vous seriez heureux de
me voir manger, dites-vous… Eh bien ! goûtez une bouchée
seulement de ce plat, et je vous jure que j’en mangerai après
vous ; goûtez une seule gorgée de ce vin au fumet délicat et
je vous promets de vider la bouteille ensuite.
En disant ces mots, il scrutait attentivement les deux gourmands
et notait soigneusement leurs mines piteuses, les regards de
convoitise qu’ils jetaient sur le plat ou le verre. Sans le savoir
il leur infligeait ainsi un cruel supplice, tant il est vrai que
tout se paye.
– Impossible de vous satisfaire, disait d’un air navré un
des moines.
– Pourquoi ? demandait Pardaillan.
– Hélas ! mon frère, on nous a formellement interdit
d’accepter rien de vous.
– Sous peine de la discipline, ajoutait l’autre.
– La discipline et autres châtiments corporels, et
l’
in-pace [9] ,
et la diète forcée et…
– N’en parlons plus, interrompait Pardaillan.
Et en lui-même il ajoutait :
– Pardieu ! ils n’auraient garde d’y goûter : les
sacripants savent que ces mets sont empoisonnés.
Dans ce troisième jour, frère Bautista et frère Zacarias
(pourquoi ne ferions-nous pas connaître les noms des deux moines
gardiens ?) se montrèrent plus affectés que jamais, affectés
et furieux ; navrés, parce qu’ils enrageaient de voir tant de
si succulentes choses, tant de vins fameux leur passer
inexorablement sous le nez sans pouvoir seulement tremper un doigt
dans une sauce ou s’humecter la langue d’une larme de ce liquide
doré, chaud et velouté, qui étincelait dans les flacons
intacts ; furieux, parce qu’ils n’étaient pas éloignés de
croire que leur prisonnier s’obstinait ainsi uniquement pour leur
faire pièce. Or, voici qu’à l’heure du dîner, les deux moines se
présentèrent devant Pardaillan comme d’habitude. Seulement, au lieu
de dresser le couvert dans la chambre, frère Bautista, qui
paraissait radieux ainsi que son digne acolyte Zacarias, annonça
d’une superbe voix de basse :
– Si monsieur le chevalier veut
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