Les autels de la peur
I
En cet automne de 91, toute la famille Mounier se trouvait dans une situation malaisée. L’année précédente, sitôt après la création des assignats, la manufacture avait repris une certaine activité. On recevait des commandes, cela promettait. Les modeleurs, les peintres, l’habile Préat, étaient revenus à l’atelier où résonnaient de nouveau leurs chants. La haute cheminée de briques fumait, le jour, et s’empanachait de flammes, la nuit. Bref réveil, suivi d’un engourdissement complet qui ressemblait, chaque jour un peu plus, à la mort. L’augmentation du coût de la vie, devenue en ces derniers mois plus chère encore qu’en 89 – et elle enchérissait sans cesse –, ruinait à plat négoces et industries de luxe. Il ne fallait même plus songer à vendre la fabrique, nul acquéreur ne se fût offert. Dans ces conditions, la solidarité bourgeoise avait joué pour M. Mounier, malgré son jacobinisme. Depuis la fin août, il occupait un petit emploi à la Monnaie, à la caisse des billets de confiance. Ses émoluments lui permettaient tout juste de subsister avec sa femme, il ne pouvait entretenir son fils et sa belle-fille.
Ayant vécu modestement à Paris avec Lise, Claude disposait de quelques économies épargnées sur son indemnité de représentant et sur certains honoraires en retard. La vie chère dévorait ces réserves avec une inquiétante rapidité. Bientôt, il serait urgent pour lui de s’assurer des ressources. Il s’en ouvrit à Pierre Dumas, après avoir vérifié que le barreau ne pouvait fournir grand-chose : beaucoup de ci-devant avocats l’avaient déserté, mais il en restait encore trop pour le nombre, très réduit, des affaires.
« Mon pauvre ami, répondit Dumas d’un air embarrassé, tu arrives à un mauvais moment. Toutes les places sont prises.
Il faut attendre les prochaines élections aux fonctions administratives. Montaudon a eu la chance que Delage, le substitut, meure. René a posé sa candidature par lettre. On n’a pas songé à toi : tu ne manifestais guère le désir de revenir parmi nous. »
En rentrant à Limoges, Claude pensait un peu y faire figure de personnage. Il venait d’apprendre par une lettre de Robespierre que lui-même et Pétion avaient été accueillis en triomphateurs dans le Pas-de-Calais. « De Bapaume, écrivait Maximilien, la garde nationale, qui était venue à ma rencontre, me reconduisit à Arras, où le peuple me reçut avec les démonstrations d’un attachement que je ne puis exprimer, et auquel je ne puis songer sans attendrissement. Il n’avait rien oublié pour me le témoigner. Une multitude de citoyens étaient sortis de la ville à ma rencontre. À la couronne civique qu’ils m’offrirent, ils en joignirent une pour Pétion. Dans leurs acclamations, ils mêlaient souvent à mon nom celui de notre compagnon d’armes et notre ami. Je fus surpris de voir les maisons de mes ennemis et des aristocrates (qui ne paraissent ici que sous la forme ministérielle ou feuillantine, les autres ont émigré), illuminées sur mon passage, ce que je n’ai attribué qu’à leur respect pour le vœu du peuple », précisait-il.
Pour toute réception dans sa ville natale, Claude n’avait eu, lui, qu’un discours aux Jacobins : un discours, emphatique et vague, du président. Bernard, Jourdan auraient peut-être pensé à lui en organiser une s’ils n’avaient été, à son retour, si absorbés par la préparation de leur départ, à eux. La campagne électorale de Naurissane et des « ministériels » limougeauds, les protestations ouvrières contre la cherté du pain, préoccupaient trop la municipalité Nicaut pour lui laisser le loisir de songer à autre chose. Quant à la garde nationale, privée de ses éléments les plus démocratiques par la soustraction des volontaires, elle tournait en majorité au feuillantisme. En hommage au Roi restauré, elle venait de promener très officiellement par les rues le drapeau blanc à fleurs de lys. Elle ne se souciait nullement d’aller présenter les armes à un homme suspect d’idées républicaines. Peut-être y eût-elle consenti néanmoins si on lui en avait donné l’ordre, car il restait tout de même pas mal de solides patriotes, comme Farne. Nul, à l’état-major, n’y songeait, apparemment. Claude n’avait pas acquis assez d’illustration pour revenir prophète en son pays. Il pouvait bien être, tout comme Pétion et plus que Robespierre, en
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