Les autels de la peur
Marie-Antoinette. Pauvre Barnave ! Plus honnêtement que Mirabeau, quoique aussi follement, il s’était flatté d’un triomphe impossible. Même si elle avait pour lui quelque complaisance de l’âme et du cœur, cela ne pouvait être qu’un sentiment de la femme pour un jeune homme plein de noblesse et de courage, en aucune façon soumission de la Reine à ce qu’il représentait. Dans quel piège du sort s’était-il pris ! Un garçon si fin, jusque-là si clairvoyant !
Claude se rappelait le matin, veille ou avant-veille de l’hécatombe au Champ de Mars, où il l’avait averti en quittant le bureau de Lameth, dans le Manège entouré de grenadiers. Ils ne s’étaient plus revus, de près, en amis. Pourtant, malgré tout ce qui les opposait à présent, il conservait pour Barnave une sympathie têtue. En y songeant, il se rendit compte que toutes ses amitiés portaient la même marque, comme fatale : que ce fût avec Barnave, avec Desmoulins, Danton ou Robespierre, chacune d’elles se partageait entre l’attirance et la répulsion, tout au moins un désaccord. Attirance sentimentale, discordance d’esprit, avec Camille, avec Danton. Attirance intellectuelle, éloignement physique, avec Robespierre. En dépit du feuillantisme et de cette brusque opposition d’idées, de principes, de parti, qui mettaient entre l’ex-triumvir et lui-même une distance infranchissable, Barnave était le seul qu’il comprît vraiment, qu’il sentît, si loin fussent-ils l’un de l’autre, à tous égards. Et cela peut-être parce que Barnave était, au fond, amoureux de la Reine, comme il l’avait été lui-même de Marie-Antoinette plus ou moins confondue avec Lise, dans laquelle il la possédait. Parvenu là dans sa pensée, il eut une brusque intuition : l’importance charnelle, en somme, de la Reine. Sa féminité jouait un rôle capital dans la Révolution. Elle y mettait un élément de passion tout autre que celle des principes, d’avidité plus instinctive encore que celle des ambitions. Un élément sentimental, et plus : quelque chose de sensuel, de sexuel. Peut-être parce que la chronique scandaleuse, les libellistes avec leur délire d’obscénité, avaient fait d’elle un pôle pour les rêves les plus bestiaux. Il y avait encore autre chose. Quoi ? L’idée fuyait. L’idée d’un éréthisme – oui, un éréthisme cérébral, sexuel et cérébral – tel, que l’amour ne pouvait plus l’apaiser et qu’il lui fallait, comme à l’auteur fou de ce nouveau roman : Justine, les ignobles souillures, la cruauté, le sang…
Sa pensée dévia, accrochée par le souvenir de l’attaque des appartements, à Versailles, où, selon Montaudon, il s’était agi de violer la Reine. Puis elle s’arrêta sur Montaudon lui-même, que Claude voyait en ville, çà ou là, sans plus de ressentiment mais sans chaleur. Tout à fait détourné de Marie-Antoinette, son esprit revint à une lettre signée par Bernard et arrivée au club en même temps que les gazettes annonçant le succès de Pétion.
Bernard avait déjà écrit, de Montargis puis de Meaux. Cette fois, le message était collectif. Adressé à la Société des Amis de la Constitution, il portait seulement la signature de Bernard, avec celles de Jourdan et des officiers du 2 e bataillon. Ils venaient d’atteindre Villers-Cotterêts où ils prenaient leurs quartiers d’hiver. À la dernière étape ils avaient appris par une lettre de Limoges le résultat des élections communales.
« Permettez, ironisaient-ils, que nous vous félicitions sur le bonheur dont notre ville va jouir sous le gouvernement paternel de Naurissane et autres excellents citoyens qu’une cabale infernale avait jusqu’à présent éloignés des places. Nous sommes persuadés que les aristocrates, les escrocs, les prêtres réfractaires, les agioteurs, les religieuses et les filles de joie ont fait chanter un Te Deum, en action de grâces pour un événement si heureux. Pour ce qui est des patriotes, peut-être ont-ils fait la grimace. Qu’importe ! Ils avaient dominé trop longtemps. D’ailleurs, la plupart n’ont point d’argent et ne peuvent acheter les voix des citoyens actifs. – Toute ironie cessante, frères et amis, nous regardons la contre-révolution comme consommée dans notre ville. Veuillez bien pourtant avertir nos riches municipaux et leurs promoteurs qu’ils respectent nos familles, sans quoi nous irions leur donner une leçon dont il
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