Les Aventures de Nigel
nombreuse famille, je ne puis m’empêcher de travailler à l’accroître. – C’est ma vocation, Hall {8} . – Il faut que ceux d’entre vous qui méritent l’oubli, vous tous peut-être, vous vous y résigniez. Du reste, vous avez été lus dans votre temps, et l’on n’en pourrait dire autant de quelques-uns de vos contemporains qui ont eu moins de bonheur et plus de mérite. Ils ne sauraient disconvenir que vous n’ayez eu la palme. Quant à moi, je mériterai toujours au moins le tribut involontaire que Johnson a payé à Churchill en comparant son génie à un arbre qui ne produit que des pommes sauvages, et qui pourtant est prolifique et porte une grande quantité de fruits. C’est toujours quelque chose que d’avoir occupé l’attention publique pendant sept ans. Si je n’avais écrit que Waverley, je n’aurais été depuis long-temps, comme on a coutume de le dire, que l’ingénieux auteur d’un roman fort estimé dans le temps. Je crois en effet que la réputation de Waverley est soutenue, en grande partie, par les éloges de ceux qui peuvent être portés à préférer cet ouvrage aux suivans.
LE CAPITAINE. – Vous voulez donc sacrifier la gloire future à la popularité du moment ?
L’AUTEUR. – Meliora spero. Horace lui-même ne s’attendait pas à revivre dans tous ses ouvrages, et moi j’espère vivre dans quelques-uns des miens ; non omnis moriar. C’est une consolation de penser que les meilleurs auteurs de tous les pays ont été les plus volumineux ; et il est souvent arrivé que ceux qui ont été le mieux accueillis de leur temps ont aussi continué de plaire à la postérité. Je n’ai pas assez mauvaise idée de la génération présente pour penser qu’une réprobation future soit la conséquence nécessaire de la faveur dont elle m’honore.
LE CAPITAINE. – Si chacun agissait d’après de pareils principes, le public serait inondé.
L’AUTEUR. – Encore une fois, mon cher fils, point d’hypocrisie. Vous parlez comme si le public était obligé de lire les livres uniquement parce qu’ils sont imprimés. Vos amis les libraires vous sauraient gré de faire goûter cet avis. Le plus grand mal que puissent causer ces inondations, c’est qu’elles renchérissent les chiffons. La multiplicité des ouvrages qu’on publie ne fait aucun mal au siècle présent, et peut être fort avantageuse à celui qui doit succéder au nôtre.
LE CAPITAINE. – Je ne vois pas comment cela peut se faire.
L’AUTEUR. – Les plaintes qui s’élevèrent dans le temps d’Élisabeth et de Jacques, sur la fertilité alarmante de la presse, retentirent aussi haut que celles que nous entendons ; et pourtant, regardez le rivage sur lequel s’est répandue l’inondation de ce siècle, il ressemble aux rives enchantées de la Reine des Fées {9} .
Il est couvert d’or et de pierreries ;
Rubis, saphirs, brillent sur les prairies ;
Le sable même est mêlé de trésors.
Croyez-moi, dans les ouvrages même les plus négligés du siècle actuel, le siècle à venir pourra découvrir des mines précieuses.
LE CAPITAINE. – Il est certains ouvrages qui mettront en défaut tous les alchimistes.
L’AUTEUR. – Ils seront en petit nombre ; car les écrivains qui n’ont absolument aucun mérite, à moins qu’ils ne publient leurs ouvrages à leurs frais, comme sir Richard Blackmore {10} , perdront tout moyen d’ennuyer le public, par la difficulté de trouver des libraires qui se chargent de les publier.
LE CAPITAINE. – Vous êtes incorrigible. N’y a-t-il aucunes bornes à votre audace ?
L’AUTEUR. – Il y a les bornes sacrées et éternelles de l’honneur et de la vertu. Je suis comme dans la chambre enchantée de Britomarte {11} .
Elle porte autour d’elle un regard interdit,
Et sur la même porte elle aperçoit écrit :
DU COURAGE ! En tous lieux cet avis salutaire,
Mille fois répété, lui paraît un mystère ;
Quand sur une autre porte, en un coin écarté,
Ces mots frappent ses yeux : MAIS SANS TÉMÉRITÉ.
LE CAPITAINE. – Hé bien ! il vous faut courir le risque de continuer d’après vos propres principes.
L’AUTEUR. – Et vous, agissez d’après les vôtres, et tâchez de ne pas rester ici à perdre votre temps pendant que l’heure du dîner s’écoule. – Je vais ajouter cet ouvrage à votre patrimoine, valeat quantùm.
Ici finit notre dialogue, car un petit Apollon de la Canongate, au visage noirci, vint demander
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