Les Aventures de Nigel
lui aucune impression ; mais elle fit une sensation profonde sur son compagnon.
L’ancien sanctuaire de Whitefriars était situé sur un terrain infiniment plus bas que les terrasses et les jardins du Temple, et par conséquent il était le plus souvent enveloppé dans les vapeurs et les brouillards de la Tamise. Tous les bâtimens en briques s’y touchaient presque les uns les autres ; car dans un local qui jouissait d’un tel privilège chaque pouce de terrain était précieux. Mais les maisons, bâties en grande partie par des gens dont les fonds étaient insuffisans pour une semblable spéculation, avaient été en général mal construites, et celles qui étaient encore presque neuves offraient déjà les symptômes d’une dégradation prématurée. Les pleurs des enfans, les cris de leurs mères qui les grondaient, la vue de misérables haillons, suspendus aux croisées pour y sécher, tout annonçait le besoin et la détresse des habitans de ce triste séjour ; mais si d’un côté les plaintes et les gémissemens affligeaient l’oreille, de l’autre on entendait des acclamations tumultueuses, des juremens grossiers, des chansons licencieuses, de bruyans éclats de rire dans les cabarets et les tavernes, dont le nombre, comme on le voyait d’après les enseignes, égalait celui de toutes les autres maisons réunies. Enfin, pour que rien ne manquât au tableau, des femmes au regard effronté, vêtues de guenilles arrangées avec prétention, et dont le visage flétri était couvert d’une couche de rouge, examinaient les deux étrangers qui arrivaient, tandis que quelques-unes, un peu plus modestes, semblaient s’occuper de quelques pots de fleurs ébréchés, contenant du réséda ou du romarin, et placés sur l’appui de leur croisée, au péril imminent des passans.
– Semi reducta Venus, dit l’étudiant en désignant une de ces nymphes, qui semblait craindre d’être aperçue, et qui se cachait à moitié derrière sa fenêtre, en parlant à un merle enfermé dans une prison d’osier suspendue au dehors de sa croisée. Je connais la figure de cette créature, et, d’après l’attitude qu’elle affecte, je gagerais un noble à la rose que sa coiffure de tête est blanche, mais que le reste de ses vêtemens a grand besoin d’une lessive. – Mais voici deux habitans du sexe masculin qui, tels que des volcans ambulans, viennent en vomissant des torrens de fumée. Ce sont des tapageurs du premier calibre, à qui Nicotia {89} et la Trinité fournissent ce qui leur tient lieu de bœuf et de pouding ; car il faut que vous sachiez, milord, que la déclaration du roi Jacques contre l’herbe venant des Indes n’a pas plus cours ici que n’en aura le mandat d’arrêt décerné contre vous.
Tandis qu’il parlait ainsi, les deux fumeurs avançaient. C’étaient deux drôles mal peignés, dont les énormes moustaches retombaient derrière leurs oreilles, et se mêlaient à quelques mèches de cheveux qui s’étaient fait jour sous le vieux chapeau placé de côté sur leur tête, et dont les trous facilitaient la sortie d’une autre partie de leur chevelure. Leurs vestes de pluche fanée, leurs larges chausses, leurs ceinturons de peau tout souillés de graisse, leurs ceintures sales, et par dessus tout l’air d’ostentation avec lequel ils portaient, l’un un grand sabre, l’autre une rapière d’une longueur démesurée et un poignard, désignaient le vrai fier-à-bras alsacien, caractère bien connu alors, et qui le fut encore pendant un siècle.
– Regarde bien, dit un de ces coquins à l’autre dans le jargon du lieu, en lui montrant la fille dont Lowestoffe venait de parler : vois-tu comme elle fait la coquette avec ces étrangers ?
– Je flaire un espion, répondit l’autre en regardant Nigel ; crève-lui les yeux avec ton poignard.
– Eh non, eh non ! dit son compagnon ; son camarade est Reginald Lowestoffe du Temple ; je le connais, c’est un bon enfant : il jouit des privilèges de la province.
Tout en parlant ainsi, et plus que jamais enveloppés d’un épais nuage de fumée, ils passèrent leur chemin, sans s’inquiéter davantage de nos deux amis.
– Crasso in aere ! dit l’étudiant. Vous entendez quelle réputation me font ces impudens ; mais pourvu qu’elle puisse servir à Votre Seigneurie, je m’en inquiète peu.
– À présent, permettez-moi de vous demander quel nom vous voulez prendre, car nous voici près du palais ducal du
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