Les Aventures de Nigel
entendu les sons était un signal pour appeler aux armes tous les Alsaciens. Mais quand le vieux duc Hildebrod a vu qu’il s’agissait de chercher un homme dont il n’avait jamais entendu parler, il a eu la courtoisie de permettre aux limiers de faire une battue dans ses domaines, bien assuré qu’ils n’y trouveraient pas la proie dont ils étaient affamés ; car le duc Hildebrod est un potentat judicieux. – Retournes-y, petit bâtard, et viens nous avertir quand tout y sera tranquille.
– Et qui est donc ce duc Hildebrod ? demanda lord Glenvarloch.
– Comment diable ! milord, avez-vous si long-temps vécu à Londres sans avoir jamais entendu parler du vaillant, du sage, du politique duc Hildebrod, le grand protecteur des libertés de l’Alsace ? Je croyais que jamais homme n’avait fait rouler un dé sans le connaître au moins de réputation.
– Et cependant je n’en ai jamais entendu parler, maître Lowestoffe, ou, ce qui est la même chose, je n’ai fait aucune attention à ce qu’on a pu en dire en ma présence.
– Hé bien donc… Mais d’abord permettez-moi de présider à votre toilette. – Faites attention que je laisse quelques-unes des pointes de votre pourpoint sans en nouer les rubans ; je le fais à dessein. – Il serait bon aussi de laisser voir entre votre pourpoint et la ceinture de votre pantalon un échantillon de votre chemise : cela vous donnera l’air d’un déterminé, et vous en serez plus respecté en Alsace, où le linge est assez rare. – Maintenant, j’attache quelques-unes des pointes de travers, car un Alsacien ne doit jamais avoir un costume trop soigné. Ensuite…
– Arrangez tout comme vous le voudrez, maître Lowestoffe ; mais dites-moi quelque chose sur l’état du malheureux quartier habité par de tels misérables, et où je suis forcé de chercher un asile.
– L’Alsace, dont nous sommes les voisins, milord, et que la loi appelle le sanctuaire de Whitefriars, est un État qui a eu ses changemens et ses révolutions comme de plus grands empires. Le gouvernement en étant un peu arbitraire, il en est résulté naturellement que les dites révolutions y ont été plus fréquentes que dans des républiques mieux réglées, comme le Temple, Gray’s Inn {87} , et autres associations semblables. Nos traditions et nos annales font mention de vingt bouleversemens, à peu près, qui y ont eu lieu depuis douze ans, pendant lesquels ledit État a passé plusieurs fois du despotisme absolu au républicanisme, pour ne point parler des époques intermédiaires où il a été soumis à une monarchie limitée, à une oligarchie, et même à une gynocratie ; car je me souviens moi-même d’avoir vu l’Alsace gouvernée pendant neuf mois par une vieille marchande de poisson ; elle est tombée ensuite sous la domination d’un procureur banqueroutier, détrôné depuis par un capitaine réformé, qui, ayant voulu jouer le rôle de tyran, fut déposé pour faire place à un prédicateur des rues ; et celui-ci, ayant volontairement abdiqué, a été remplacé par le duc Jacob Hildebrod, premier du nom, à qui Dieu puisse-t-il accorder un long règne !
– Et le gouvernement de ce potentat a-t-il un caractère despotique ? demanda lord Glenvarloch, qui fit un effort sur lui-même pour paraître prendre quelque intérêt à cette conversation.
– Non, milord ; ce souverain est trop sage pour s’exposer, comme l’ont fait plusieurs de ses prédécesseurs, à l’odieux d’exercer un pouvoir si important au gré de son seul caprice. Il a établi un conseil d’État qui se réunit régulièrement trois fois par jour ; d’abord à sept heures, pour boire le coup du matin ; ensuite à onze, pour prendre leur ante meridiem, ou le repas qui divise la journée ; et enfin à deux heures après midi, pour délibérer, le verre à la main, sur les affaires de l’État. Or les membres de ce sénat y travaillent avec tant d’ardeur, ils regrettent si peu le temps qu’ils y consacrent, qu’ils restent souvent assemblés en conclave solennel jusqu’à minuit. C’est à ce digne aréopage, composé en partie des prédécesseurs du duc Hildebrod dans sa haute dignité, et dont il s’est entouré pour écarter l’envie qui s’attache à l’autorité souveraine quand une seule main en est armée, que je dois vous présenter, afin que vous soyez admis aux privilèges du lieu, et qu’on vous assigne une résidence.
– Quoi ! ce conseil a
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