Les Aventures de Nigel
duc Hildebrod.
– Je prendrai le nom de Grahame, répondit Nigel ; c’était celui de ma mère.
– Grime {90} conviendrait assez pour l’Alsace, répliqua Lowestoffe : on y fait souvent la grimace, et le lieu n’a pas un aspect très-aimable.
– J’ai dit Grahame, monsieur, et non Grime, dit Nigel en appuyant sur la double voyelle, car peu d’Écossais entendent la plaisanterie quand il s’agit de leurs noms.
– Pardon, milord, j’avais mal entendu, répliqua l’étudiant, qui ne voulait pas perdre l’occasion de jouer sur le mot ; Graam convient aussi à la circonstance, car ce mot, en hollandais, signifie tribulation, et Votre Seigneurie doit être considérée comme un homme en tribulation.
Nigel ne put s’empêcher de rire du nouveau calembourg de Lowestoffe, et celui-ci, lui montrant une enseigne qui représentait, ou pour mieux dire qui était censée représenter un chien attaquant un taureau, et lui sautant à la tête, d’après les principes scientifiques de ce noble combat : – C’est là, dit-il, que le brave duc Hildebrod distribue à ses fidèles Alsaciens des lois, de l’ale et des liqueurs fortes. Étant un champion déterminé du jardin de Paris {91} , il a choisi une enseigne convenable à ses habitudes, et il donne à boire à ceux qui viennent s’abreuver chez lui. – Entrons dans la maison toujours ouverte de ce second Axylus.
En parlant ainsi ils entrèrent dans une taverne de mauvaise mine, mais qui était pourtant plus grande et moins délabrée que la plupart des maisons du voisinage. Deux ou trois garçons en haillons, à figure hagarde, paraissant, comme les hiboux, n’être dans leur élément que pendant les ténèbres, et se trouver gênés et offusqués par l’éclat du jour, se remuaient beaucoup pour servir les pratiques. Guidés par un de ces nouveaux Ganymèdes, ils arrivèrent dans une chambre où les faibles rayons du soleil étaient presque éclipsés par le volume d’épaisse fumée qui sortait des pipes de tous les membres de cet auguste sénat ; l’un d’eux chantait à haute voix en ce moment cette vieille chanson :
Avez-vous connu sir Simon,
Au nez couleur de malvoisie,
Qui toujours sur son pantalon
Portait les traces d’une orgie,
Et qui répétait pour chanson :
Et gai, gai, gai, jouissons de la vie ?
Le duc Hildebrod, qui daignait donner lui-même ce concert à ses sujets chéris, était un vieillard que l’embonpoint rendait monstrueux, qui n’avait qu’un œil, et dont le nez rubicond prouvait que, s’il buvait souvent et beaucoup, l’eau n’était pas sa liqueur favorite. Il portait une jaquette de pluche d’un brun foncé, souillée par le superflu du pot à bière, qui depuis bien des années avait cessé d’être neuve, et dont le bas était déboutonné pour laisser à l’aise son vaste abdomen. Derrière lui était un bouledogue favori, à qui sa tête ronde, le seul œil qui lui restait, et son énorme corpulence, donnaient une ressemblance burlesque avec son maître.
Les fidèles et amés conseillers qui entouraient le trône ducal, qui l’encensaient de fumée de tabac, qui faisaient raison à leur souverain en vidant comme lui maints verres d’ale trouble et épaisse, et qui répétaient en chœur le refrain de sa chanson, étaient des satrapes dignes d’un tel soudan. Le pourpoint de buffle, le large ceinturon et le grand sabre de l’un d’eux, annonçaient un homme ayant servi dans les Pays-Bas, et dont l’air d’importance et le regard, rendu encore plus effronté par l’ivresse, attestaient ses droits au sobriquet qu’il s’était donné lui-même de Lame de Forban. Il sembla à Nigel qu’il avait vu ce drôle quelque part. À la gauche du duc était assis un prédicateur des rues, ou mendiant à cheveux ronds, ainsi qu’on a eu l’irrévérence de nommer cette classe de cléricature, et qu’on distinguait aisément à son rabat déchiré, à son chapeau rabattu, et à sa vieille soutane couleur de rouille. Près du ministre était un procureur rayé du rôle de ses confrères pour quelques malversations, et à qui il ne restait de sa profession que la coquinerie. On voyait à sa gauche un vieillard sec, maigre, ayant sur la tête un vieux capuchon de grosse serge montrant la corde, boutonné jusqu’à la gorge, et dont le visage, ridé comme celui du vieux Daniel, était éclairé
Par un œil trahissant la faiblesse de l’âge,
Mais malicieux encor dans son dernier
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