Les Aventures de Nigel
sait pas encor ce qu’il faut qu’on observe.
Je ne veux pas tromper, non ; le ciel m’en préserve !
Mais je prétends savoir comment on peut tromper,
Pour qu’un maître aigrefin ne puisse me duper.
Mais nous voici à la porte de la Fortune, où nous entendrons l’incomparable Shakspeare parler pour lui-même. Lutin, et vous, lourdaud, donnez vos chevaux à mes palefreniers, et faites-nous faire place.
Ils descendirent de cheval, et Lutin travailla si bien des genoux, des coudes et des épaules, en répétant à haute voix le nom de son maître, qu’il leur ouvrit un passage à travers une foule serrée de citadins murmurant, et d’apprentis jetant les hauts cris. Ils entrèrent enfin, et Dalgarno prit deux tabourets sur le théâtre pour son ami et pour lui. Ils s’y trouvèrent assis au milieu des jeunes gens de leur rang, qui choisissaient cette place pour mieux faire étalage de leurs magnifiques habits et de leurs manières à la mode, tandis qu’ils critiquaient la pièce pendant que l’on jouait, formant ainsi en même temps partie du spectacle et de l’auditoire.
Nigel Olifaunt prenait à la pièce un intérêt trop réel et trop profond pour être en état de jouer le rôle qu’exigeait de lui la place qu’il occupait. Il éprouvait l’influence des enchantemens de ce magicien qui, dans le cercle étroit d’une espèce de grange, avait fait revivre les longues guerres d’York et de Lancastre, forçant les héros de ces deux races à paraître sur la scène et à y parler comme si les morts fussent sortis du tombeau pour l’amusement et l’instruction des vivans. Burbage, regardé jusqu’à Garrick comme l’acteur qui avait le mieux représenté Richard, joua le rôle du tyran et de l’usurpateur avec tant de force et de vérité, que lorsque la bataille de Bosworth sembla terminée par sa mort, la vérité et la fiction se trouvaient tellement confondues dans l’esprit de lord Glenvarloch, qu’il lui fallut quelques instans pour bien comprendre son compagnon quand celui-ci lui annonça que le roi Richard souperait avec eux à La Sirène {67} .
Ils y furent joints par quelques-unes des personnes avec qui ils avaient dîné, et ils recrutèrent en outre deux ou trois des beaux esprits et des poètes les plus distingués du temps, qui manquaient rarement de se rendre au théâtre de La Fortune , et qui n’étaient que trop disposés à terminer une journée d’amusement par une nuit de plaisir. Ils se rendirent ainsi dans cette taverne, et au milieu des coupes d’excellent vin des Canaries, des traits d’esprit et des saillies de gaieté, ils semblèrent réaliser ce que disait à Ben Johnson un de ses contemporains quand il faisait souvenir le poète
– De ces festins joyeux
Où régnait parmi nous la gaîté sans ivresse,
Où les vers pleins de sel, répandant l’allégresse,
Faisaient valoir le vin, et valaient encor mieux.
CHAPITRE XIII.
« Si vous voulez avoir ce superbe saumon,
« Laissez-le donc d’abord avaler l’hameçon,
« La proie est assurée avec de la prudence :
« Donnez-lui de la ligne, et prenez patience ;
« Car, si vous l’effrayez, il a dans ce rocher
« Bien des creux, bien des trous où pouvoir se cacher. »
Albion.
Il est rare qu’un jour de plaisir laisse dans la mémoire une impression aussi douce que celle dont sa durée a été accompagnée. Il est du moins certain que le souvenir du jour dont il a été question dans le chapitre qui précède n’offrit rien de bien agréable à l’imagination de Nigel, et il fallut une visite de son nouvel ami pour le réconcilier avec lui-même. À peine finissait-il de déjeuner quand lord Dalgarno arriva, et la première question que celui-ci lui adressa fut pour lui demander comment il avait trouvé la compagnie de la soirée précédente.
– Parfaitement bien, répondit lord Glenvarloch ; seulement les traits d’esprit m’auraient plu davantage s’ils avaient été plus naturels. L’imagination de chacun semblait être à la torture, et la moitié de vos beaux esprits ne semblait occupée qu’à chercher les moyens de renchérir encore sur chaque saillie extravagante.
– Et pourquoi ; non ? À quoi sont bons ces gens-là, si ce n’est à se livrer des combats d’esprit pour nous amuser ? Si quelqu’un d’eux se montrait récalcitrant, il faudrait le condamner à ne boire que de l’ale trouble, et le mettre sous la protection de la corporation des
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