Les Aveux: Nouvelle Traduction Des Confessions
dégoût du sentiment de justice et un excès d’injustice. J’ai même volé ce que j’avais déjà en abondance et de bien meilleur.
Je ne voulais pas jouir de ce que je désirais par le vol mais du vol lui-même, de la faute.
Près de notre vigne, il y avait un poirier chargé de fruits ni très beaux
ni très savoureux. Jeunes voyous, nous nous sommes enfoncés dans la
nuit, pour secouer l’arbre et faire tomber les fruits. Selon notre habitude malsaine, nous avions prolongé tard dans la nuit nos jeux sur les
places. Nous avons emporté un énorme fardeau de fruits. Ce n’était pas
pour nous régaler mais pour aller les jeter aux cochons. Nous en avons
bien goûté quelques-uns, mais ce que nous avons trouvé de meilleur,
c’est la transgression de l’interdit.
C’est mon cœur, Dieu, c’est mon cœur que tu as pris en pitié au fond
de l’abîme.
Maintenant mon cœur te dit ce qu’il était allé chercher là-bas : une
méchanceté gratuite. Sans autre mobile à ma méchanceté que la
méchanceté même. Elle était abjecte et je l’ai aimée. J’ai aimé ma dépravation, j’ai aimé ma déchéance, je n’ai pas aimé l’objet de ma déchéance
mais ma déchéance elle-même. Âme ignoble qui me coupait de ton
soutien, me bannissait non pas parce qu’elle avait désiré une chose
abjecte mais parce qu’elle désirait l’abjection elle-même.
10.
Oui, il y a une séduction des beaux corps, de l’or, de l’argent, de
tout. Dans le contact charnel, le plus important c’est que les corps se
répondent. Et chacun des autres sens suscite une réaction appropriée à
chacun d’eux. Les honneurs du monde et le pouvoir de commander, de
dominer, ont chacun leur attrait, ce qui fait naître le désir jaloux de se
venger.
Pour obtenir toutes ces choses, on ne doit pas sortir de toi, Seigneur,
ni dévier de ta loi. La vie que nous vivons dans ce monde est séduisante.
Elle a, dans une certaine mesure, ses charmes propres qui s’accordent
avec toutes les beautés d’ici-bas. L’amitié entre hommes est aussi un
nœud chéri et doux puisqu’elle est l’union de plusieurs âmes.
Mais c’est pour tout cela, et pour d’autres choses semblables, qu’on
laisse entrer le crime. Par une inclination immodérée pour les biens les
plus bas, on en déserte de meilleurs et de supérieurs.
Toi Seigneur notre Dieu
ta vérité et ta loi
Oui, chacun de ces biens a ses délices mais pas autant que mon Dieu
qui a tout fait.
En lui le juste se régale
et lui-même régale
les cœurs droits
11.
Ainsi, dans une enquête, le mobile d’un crime ne nous convainc que
si l’envie de s’emparer, ou la peur de perdre, un de ces biens très inférieurs, comme nous les avons appelés, nous paraît plausible.
(Ah oui, ce sont de belles choses fascinantes, mais comparées aux
biens supérieurs et béatifiques, elles sont abjectes et sans valeur.)
Quelqu’un tue un homme. Quel est son mobile ? Il voulait la femme
ou la propriété d’un autre. Il voulait voler à l’autre de quoi vivre. Ou au
contraire, propriétaire de ces mêmes choses, il a pu craindre de les
perdre à cause de sa victime. Il a pu aussi se sentir offensé et a voulu se
venger.
Aurait-il pu tuer un homme sans raison, pour le seul plaisir de tuer
un homme ? Est-ce crédible ?
On a bien dit d’un homme extravagant et cruel à l’excès qu’il était
capable d’une méchanceté et d’une cruauté gratuites. Mais on a commencé par en donner la raison : il avait peur que l’inaction, disait-on,
n’engourdît sa main ou son esprit. Mais pourquoi ? quel est le mobile
de tout ça ? Eh bien, cet exercice du crime lui permettait de s’entraîner
pour prendre la ville, s’emparer des honneurs, du pouvoir, des
richesses, et s’exempter ainsi de la peur des lois et d’une vie difficile en
raison d’un patrimoine insuffisant et d’un sentiment criminel de culpabilité.
Non, même Catilina n’a pas aimé ses crimes mais tout autre chose qui
en était le mobile.
12.
Mais moi, malheureux, qu’ai-je aimé en toi, mon vol, mon crime nocturne, l’année de mes seize ans ?
Non, tu n’étais pas beau puisque tu étais un vol. Es-tu même quelque
chose pour que je te parle ?
C’étaient de beaux fruits que nous avons volés. C’était ta création, toi
le plus beau de tous, créateur de tout, Dieu bon, Dieu bien suprême, et
mon vrai bien.
C’étaient de beaux fruits mais mon âme misérable ne les a pas
convoités
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