Les chevaliers du royaume
Il entrait dans ses fonctions d’être l’« ombre » du sultan, et de le précéder dans chacun de ses mouvements afin de s’assurer que la voie était libre. Il était si important que Saladin l’avait anobli : Tughril pourrait, à sa mort céder son titre à son fils – qui lui ne le pourrait pas, à moins d’être anobli à son tour.
Les mamelouks avaient posé une main sur la poignée de leur sabre, tenaient dans l’autre une lance, et veillaient à ce que personne n’approchât Saladin.
Ensuite venaient Sohrawardi et ses deux gardiens, puis l’état-major du sultan, qui pour l’essentiel était composé de l’émir Darbas al-Kurdi, qui commandait al-Halqa al-Mansûra al-Sultâniyya – la garde particulière de Saladin, soit une cinquantaine de cavaliers chevronnés ; Moïse Maïmonide, qui était le médecin personnel du sultan ; Ibrahim al-Mihrani, le silâhdârân de Saladin, autrement dit son écuyer ; Ibn Wâsil, à la fois stratège, tacticien et aide de camp ; et le cadi Ibn Abi Asroun, qui s’occupait de toutes les affaires judiciaires, civiles et religieuses du royaume. Suivaient toutes sortes d’individus que les Francs voyaient pour la première fois sortir des recoins les plus sombres de la tente : mamelouks, muqaddams et émirs divers. Des femmes vêtues d’un simple pagne, et dont la peau frottée de graisse sentait le musc et luisait dans la pénombre, fermaient la marche. Elles portaient des cruches et des gobelets posés sur des plateaux afin d’offrir à boire aux invités.
Abu Shama vint auprès de Guillaume de Montferrat :
— Saladin m’a chargé de vous escorter à la fête de ce soir, je vous servirai de guide et d’interprète…
Et il s’inclina, une main sur la poitrine.
Mais Gérard de Ridefort, qui avait pour le Loup de Kérak sympathie et admiration, saisit Abu Shama par le bras, et lui demanda – en montrant Châtillon dans un coin de la tente, où il agonisait :
— Et lui ? Que va-t-il se passer ? Saladin l’abandonne à ses panthères ?
En effet, Majnoun s’était approchée, et lapait les flaques de sang qui imbibaient les tapis, maintenant écarlates.
— Mon père a donné des ordres, intervint al-Afdal. Il a dit qu’il le ferait crucifier. Il honorera sa parole, soyez-en assurés…
— Allons ! Il faut nous dépêcher ! coupa Abu Shama, qui s’impatientait à l’entrée de la tente.
Guillaume de Montferrat eut un instant d’hésitation. Il chercha du regard la jeune femme qui tout à l’heure avait dansé pour eux, et qu’il avait trouvée si belle. Mais elle n’était nulle part. S’était-elle évaporée dans les airs ? Avait-elle regagné le paradis ? Il avisa un pan de tissu noir qui pendait au-dessus d’un paravent. Le foulard avec lequel elle les avait si bien charmés !
Devinant l’objet de son désir, al-Afdal lui proposa de le prendre :
— Puisse-t-il vous porter chance !
— Elle est ce que j’ai vécu de plus heureux depuis bien des années, soupira Guillaume en nouant le foulard à son cou… Même avant notre départ de Séphorie je n’étais pas heureux… Depuis la mort de mon épouse, tristesse et mélancolie ne m’ont plus quitté… Et j’ai bien peur que le spectacle de cet ange en train de danser ne soit mon dernier moment de bonheur. J’aimerais ne jamais l’oublier…
Il soupira de nouveau, cherchant à rassembler ses souvenirs. Mais il ne voulait pas qu’al-Afdal comprit la nature de son trouble, car cette jeune femme lui rappelait quelqu’un…
3.
« C’est par le nom qu’on connaît l’homme. »
(Chrétien de Troyes, Perceval.)
Morgennes avait été sorti de son enclos, puis deux mamelouks l’avaient conduit au sommet de la colline de Hattin. De ces hauteurs, il observa un étrange corridor de soie qui, en ondulant au gré du vent, montait vers lui à partir de la plaine. Cette double muraille était une succession de draps cousus les uns aux autres, où se trouvaient brodés en fils d’or les plus célèbres épisodes de la vie du Roi des Rois, toute une série de conquêtes faites au nom d’Allah par un Kurde : Saladin. Sur l’une des pages, Morgennes déchiffrait comment Saladin avait grandi aux côtés de son père, Ayyub le Fier, et de son oncle, Chirkuh le Volontaire ; sur une autre, c’était la mort de l’atabeg d’Alep, Nur al-Din, au nom duquel Saladin et les siens avaient conquis l’Égypte ; plus loin, Saladin venait témoigner sa
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