Les chevaliers du royaume
Prophète par des menteurs et des ambitieux, avides de pouvoir. Il n’était pas rare que certains chiites parmi les plus sages pratiquassent l’astrologie.
Ou pire, la nécromancie – ce qui était le cas de Sohrawardi.
Saladin n’aimait pas faire appel à de tels hommes. Il leur avait même livré une guerre farouche. Mais dans le combat qui l’opposait aux chrétiens, face à une puissance comme celle de la croix, il avait dû composer. Il avait accepté de ne pas faire décapiter Sohrawardi et certains de ses suivants, en échange de leurs services. C’étaient ces mêmes magiciens qui, après avoir eu les yeux crevés, avaient été jetés par Saladin dans ses geôles du Caire – dont il les tirait quelquefois, quand il partait combattre.
Saladin savait ces mages dangereux. Pour les garder sous son contrôle, il usait de ce savant équilibre de bonté et de cruauté qui le caractérisait à merveille. Il ne les emmenait jamais tous ensemble avec lui, mais promettait aux captifs du Caire de faire exécuter, s’ils se tenaient mal, ceux qui l’accompagnaient. Puis il disait la même chose à ces derniers, les menaçant de faire égorger ses prisonniers s’ils désobéissaient. Cette situation répugnait à Saladin, déterminé à tous les faire décapiter une fois sa mission terminée : rendre Jérusalem à l’Islam, purger la Terre sainte des Franjis. C’est pourquoi la capture de la Sainte Croix et la victoire de la veille à Hattin le mettaient en joie. Le jour où il pourrait enfin se débarrasser des sorciers chiites approchait.
Et Sohrawardi le savait.
De tous les mages de Saladin, il était le plus puissant, et le plus redouté.
Il était né à Ispahan, de l’union d’une femme et d’un bouc, chose répugnante et insensée mais que beaucoup rapportaient comme vraie. Sohrawardi en avait tiré une constitution hors norme, une résistance améliorée aux maladies et aux poisons, et une capacité à ne pas vieillir, que bien des gens lui enviaient. Mais ils se consolaient en se disant que ces avantages allaient de pair avec un dérèglement de ses glandes sudoripares, qui le faisait suer de façon abondante et exhaler le parfum de son père.
Sohrawardi était sans âge. Sa barbe et ses cheveux avaient beau être blancs, sa face ridée, il y avait un je-ne-sais-quoi de jeune en lui. Certains lui donnaient approximativement cent soixante ans, en arguant du fait qu’il avait suivi l’enseignement d’Avicenne, à Hamadan ; d’autres prétendaient que le compte n’y était pas et affirmaient qu’il avait été l’élève de Farabi, lui-même professeur d’Avicenne… Quelques-uns enfin, plus aventureux, remontaient jusqu’à Djehouti, porte-parole et archiviste des dieux, et assuraient que c’était là le seul véritable maître de Sohrawardi.
Mais tous s’accordaient à reconnaître qu’aucun autre mage ne savait mieux que Sohrawardi invoquer les djinns et les soumettre.
La légende racontait que Sohrawardi avait contraint le roi des djinns à lui révéler les mots de pouvoir permettant de faire trembler la terre, d’enflammer l’air, d’assécher une source ou de l’empoisonner ; ce qui lui avait valu le surnom de Maître des djinns.
On chuchotait aussi qu’il savait parler aux morts et souhaitait le retour d’Ahriman, le dieu perse du Mal, mais ce n’était pas prouvé.
Toujours est-il qu’on le craignait plus qu’on ne le respectait, et Saladin ne le laissait jamais seul : les deux hommes qui se tenaient à ses côtés étaient deux de ses plus farouches mamelouks, dont l’un était le fils de Tughril – son propre garde du corps. Afin de les rendre insensibles à tout sortilège d’envoûtement, on leur avait crevé les tympans ; et, pour qu’ils soient immunisés contre l’affreuse odeur de Sohrawardi, on avait détruit à l’aide de breuvages et de philtres leur sens du goût et de l’odorat.
— Tout est prêt ? demanda Saladin.
Sohrawardi acquiesça, avec un petit sourire de satisfaction. Visiblement, le céphalotaphe avait réclamé toute son attention, et il paraissait content du résultat.
— Alors, allons-y.
Quatre mamelouks vinrent encadrer le sultan, tandis qu’un cinquième, le fameux Tughril, un colosse, se dirigeait vers la sortie. Tughril était le plus important de tous les esclaves de Saladin. C’était son jandâr al-Sultân, c’est-à-dire le chef de sa garde rapprochée, qui comptait alors plus de trois mille mamelouks.
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