Les chevaliers du royaume
sympathie à la famille du défunt ; ailleurs le sultan déposait puis remplaçait le dernier calife du Caire. Enfin, la nation mahométane rendait hommage à Saladin pour avoir, le premier, réussi à unifier l’Égypte et la Syrie – prenant de fait le petit royaume franc de Jérusalem en tenailles. À bientôt cinquante ans, le Roi des Rois, le Vainqueur des Vainqueurs, rêvait d’y inscrire sa plus belle page : Jérusalem rendue à l’Islam.
Morgennes avait l’impression d’être à la dernière page d’un livre immense, déroulé pour permettre à seshéros de descendre arpenter le monde. En comparaison de la vie du sultan, la sienne n’était qu’une guipure, une dentelle avec plus de vides que de pleins. Il se rappelait vaguement avoir été en Égypte, à l’époque où Saladin accomplissait ses exploits, et il chercha du regard le début du livre de soie. Les soldats alignés le long de ce récit gigantesque semblaient le prolonger vers l’extérieur, comme si les images que l’artiste n’avait pas eu le droit d’y figurer – l’Islam prohibant la représentation de la vie –, s’étaient retrouvées dessinées au-dehors. Cette impression était renforcée par le fait que les draperies, gonflées par une brise, s’enroulaient autour des Sarrasins, paraissant vouloir les réengloutir. En somme, l’Histoire les réclamait. En se penchant légèrement, Morgennes vit une tente immense où flottait un étendard orné d’une inscription, illisible à cette distance. Ce devait être celle de Saladin. Puis un mamelouk l’obligea à reprendre sa place, au bout du corridor de soie. Morgennes pouvait sentir, de part et d’autre de la tenture, la foule se presser, impatiente et pleine de murmures.
Morgennes se demanda ce qu’on lui voulait. Désirait-on le faire figurer, lui aussi, sur l’une des pages de la vie de Saladin ? Il eut un sourire amer, et, comme on l’avait débarrassé de ses chaînes, passa les mains sur ses mollets, là où les fers avaient pesé.
Il regarda le champ de bataille et ses innombrables cadavres, ses bûchers où l’on brûlait les morts, ses empilements de tuniques, d’armes et d’armures. Épées et coutelas côtoyaient un désastre de lances, non loin d’un amas de manteaux et d’écus, tous aux armes du Temple et de l’Hôpital. Ailleurs, c’était des cottes de mailles, des gambesons de cuir, des broignes et des haubergeons, des casques, des bassinets, un amoncellement de selles et d’étriers, une myriade de harnais – déroute de l’armée de Dieu.
Comme des charrettes ne cessaient d’arriver, alimentant le feu des bûchers, grossissant les piles d’objets, Morgennes se sentit envahi par une sorte d’ivresse. Ses tempes battirent à l’étourdir, la tête lui tourna, ses jambes se dérobèrent sous son poids. Il manqua défaillir, lorsqu’un mamelouk le saisit par le bras. La poigne de l’homme avait été plus amicale qu’hostile ; Morgennes le remercia d’un petit signe de tête, mais le mamelouk ne broncha pas.
Un mouvement sur la plaine attira son attention. Un homme entièrement vêtu de noir, monté sur un destrier de la même couleur, traînait derrière lui une trentaine de pauvres hères entravés, qui le suivaient tant bien que mal. Le cavalier allait au pas, mais les captifs étaient si fatigués que Morgennes pouvait les voir peiner, s’épuisant à maintenir l’allure.
L’un d’eux s’écroula.
Deux des prisonniers essayèrent de relever le malheureux, qui s’effondra de nouveau. Alors le cavalier descendit de cheval, prit une outre accrochée à sa selle, s’approcha de l’homme tombé à terre, et lui donna à boire, à lui ainsi qu’à ses deux compagnons. Puis le cavalier s’en retourna à sa monture, et la petite caravane reprit sa route.
Une clameur monta vers le ciel. Elle venait du bas de la colline, non loin de l’imposante tente que Morgennes supposait être celle de Saladin. Une soixantaine de nobles, d’officiers et d’esclaves étaient en train d’en sortir. À leur tête marchait le Glaive de l’Islam, suivi de son escorte, de Sohrawardi, d’al-Afdal, d’Abu Shama et des prisonniers francs. À leur vue, la clameur enfla. C’était des acclamations, des hurlements de joie, qui étaient pour Morgennes autant de coups d’épée. Les mots faisaient tempête ; les sons crevaient telles des gouttes énormes ; il se noyait dans un flot de paroles, il étouffait, il suffoquait. Il
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