Les Confessions
consommée. Quoi qu'il en soit, je fus
sensible à l'honnête soin qu'il prit d'effacer dans l'esprit des
autres et dans le mien la petite honte que j'avais eue; et douze ou
quinze ans après, me rencontrant avec lui dans diverses maisons de
Paris, je fus tenté plusieurs fois de lui rappeler cette anecdote,
et de lui montrer que j'en gardais le souvenir. Mais il avait perdu
les yeux depuis ce temps-là: je craignis de renouveler ses regrets
en lui rappelant l'usage qu'il en avait su faire, et je me tus.
Je touche au moment qui commence à lier mon existence passée
avec la présente. Quelques amitiés de ce temps-là prolongées
jusqu'à celui-ci me sont devenues bien précieuses. Elles m'ont
souvent fait regretter cette heureuse obscurité où ceux qui se
disaient mes amis l'étaient et m'aimaient pour moi, par pure
bienveillance, non par la vanité d'avoir des liaisons avec un homme
connu, ou par le désir secret de trouver ainsi plus d'occasions de
lui nuire. C'est d'ici que je date ma première connaissance avec
mon vieux ami Gauffecourt, qui m'est toujours resté, malgré les
efforts qu'on a faits pour me l'ôter. Toujours resté! non. Hélas!
je viens de le perdre. Mais il n'a cessé de m'aimer qu'en cessant
de vivre, et notre amitié n'a fini qu'avec lui. M. de Gauffecourt
était un des hommes les plus aimables qui aient existé. Il était
impossible de le voir sans l'aimer, et de vivre avec lui sans s'y
attacher tout à fait. Je n'ai vu de ma vie une physionomie plus
ouverte, plus caressante, qui eût plus de sérénité, qui marquât
plus de sentiment et d'esprit, qui inspirât plus de confiance.
Quelque réservé qu'on pût être, on ne pouvait, dès la première vue,
se défendre d'être aussi familier avec lui que si on l'eût connu
depuis vingt ans: et moi, qui avais tant de peine d'être à mon aise
avec les nouveaux visages, j'y fus avec lui du premier moment. Son
ton, son accent, son propos accompagnaient parfaitement sa
physionomie. Le son de sa voix était net, plein, bien timbré, une
belle voix de basse étoffée et mordante, qui remplissait l'oreille
et sonnait au cœur. Il est impossible d'avoir une gaieté plus égale
et plus douce, des grâces plus vraies et plus simples, des talents
plus naturels et cultivés avec plus de goût. Joignez à cela un cœur
aimant, mais aimant un peu trop tout le monde, un caractère
officieux avec un peu de choix, servant ses amis avec zèle, ou
plutôt se faisant l'ami des gens qu'il pouvait servir, et sachant
faire très adroitement ses propres affaires en faisant très
chaudement celles d'autrui. Gauffecourt était fils d'un simple
horloger, et avait été horloger lui-même. Mais sa figure et son
mérite l'appelaient dans une autre sphère où il ne tarda pas
d'entrer. Il fit connaissance avec M. de la Closure, résident de
France à Genève, qui le prit en amitié. Il lui procura à Paris
d'autres connaissances qui lui furent utiles, et par lesquelles il
parvint à avoir la fourniture des sels du Valais, qui lui valait
vingt mille livres de rente. Sa fortune, assez belle, se borna là
du côté des hommes; mais du côté des femmes, la presse y était: il
eut à choisir, et fit ce qu'il voulut. Ce qu'il y eut de plus rare
et de plus honorable pour lui fut qu'ayant des liaisons dans tous
les états, il fut partout chéri, recherché de tout le monde, sans
jamais être envié ni haï de personne; et je crois qu'il est mort
sans avoir eu de sa vie un seul ennemi. Heureux homme! Il venait
tous les ans aux bains d'Aix, où se rassemble la bonne compagnie
des pays voisins. Lié avec toute la noblesse de Savoie, il venait
d'Aix à Chambéri voir le comte de Bellegarde et son père le marquis
d'Antremont, chez qui maman fit et me fit faire connaissance avec
lui. Cette connaissance, qui semblait devoir n'aboutir à rien, et
fut nombre d'années interrompue, se renouvela dans l'occasion que
je dirai, et devint un véritable attachement. C'est assez pour
m'autoriser à parler d'un ami avec qui j'ai été si étroitement lié:
mais quand je ne prendrais aucun intérêt personnel à sa mémoire,
c'était un homme si aimable et si heureusement né, que, pour
l'honneur de l'espèce humaine, je la croirais toujours bonne à
conserver. Cet homme si charmant avait pourtant ses défauts ainsi
que les autres, comme on pourra voir ci-après: mais s'il ne les eût
pas eus, peut-être eût-il été moins aimable. Pour le rendre
intéressant autant qu'il pouvait l'être, il
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