Les Confessions
foins, aux bois, à l'écurie, à la basse-cour. Il n'y
avait que le jardin qu'il négligeait, parce que c'était un travail
trop paisible, et qui ne faisait point de bruit. Son grand plaisir
était de charger et charrier, de scier ou fendre du bois; on le
voyait toujours la hache ou la pioche à la main; on l'entendait
courir, cogner, crier à pleine tête. Je ne sais de combien d'hommes
il faisait le travail, mais il faisait toujours le bruit de dix à
douze. Tout ce tintamarre en imposa à ma pauvre maman; elle crut ce
jeune homme un trésor pour ses affaires. Voulant se l'attacher,
elle employa pour cela tous les moyens qu'elle y crut propres, et
n'oublia pas celui sur lequel elle comptait le plus.
On a dû connaître mon cœur, ses sentiments les plus constants,
les plus vrais, ceux surtout qui me ramenaient en ce moment auprès
d'elle. Quel prompt et plein bouleversement dans tout mon être!
qu'on se mette à ma place pour en juger. En un moment je vis
évanouir pour jamais tout l'avenir de félicité que je m'étais
peint. Toutes les douces idées que je caressais si affectueusement
disparurent; et moi, qui depuis mon enfance ne savais voir mon
existence qu'avec la sienne, je me vis seul pour la première fois.
Ce moment fut affreux: ceux qui le suivirent furent toujours
sombres. J'étais jeune encore, mais ce doux sentiment de jouissance
et d'espérance qui vivifie la jeunesse me quitta pour jamais. Dès
lors l'être sensible fut mort à demi. Je ne vis plus devant moi que
les tristes restes d'une vie insipide; et si quelquefois encore une
image de bonheur effleura mes désirs, ce bonheur n'était plus celui
qui m'était propre; je sentais qu'en l'obtenant je ne serais pas
vraiment heureux.
J'étais si bête et ma confiance était si pleine, que malgré le
ton familier du nouveau venu, que je regardais comme un effet de
cette facilité de l'humeur de maman, qui rapprochait tout le monde
d'elle, je ne me serais pas avisé d'en soupçonner la véritable
cause si elle ne me l'eût dite elle-même: mais elle se pressa de me
faire cet aveu avec une franchise capable d'ajouter à ma rage, si
mon cœur eût pu se tourner de ce côté-là; trouvant quant à elle la
chose toute simple, me reprochant ma négligence dans la maison, et
m'alléguant mes absences, comme si elle eût été d'un tempérament
fort pressé d'en remplir les vides. Ah! maman, lui dis-je le cœur
serré de douleur, qu'osez-vous m'apprendre! quel prix d'un
attachement pareil au mien! Ne m'avez-vous tant de fois conservé la
vie que pour m'ôter tout ce qui me la rendait chère! J'en mourrai,
mais vous me regretterez. Elle me répondit d'un ton tranquille à me
rendre fou, que j'étais un enfant, qu'on ne mourait point de ces
choses-là; que je ne perdrais rien; que nous n'en serions pas moins
bons amis, pas moins intimes dans tous les sens; que son tendre
attachement pour moi ne pouvait ni diminuer ni finir qu'avec elle.
Elle me fit entendre, en un mot, que tous mes droits demeuraient
les mêmes, et qu'en les partageant avec un autre je n'en étais pas
privé pour cela.
Jamais la pureté, la vérité, la force de mes sentiments pour
elle, jamais la sincérité, l'honnêteté de mon âme ne se firent
mieux sentir à moi que dans ce moment. Je me précipitai à ses
pieds, j'embrassai ses genoux en versant des torrents de larmes.
Non, maman, lui dis-je avec transport; je vous aime trop pour vous
avilir; votre possession m'est trop chère pour la partager; les
regrets qui l'accompagnèrent quand je l'acquis se sont accrus avec
mon amour; non, je ne la puis conserver au même prix. Vous aurez
toujours mes adorations, soyez en toujours digne; il m'est plus
nécessaire encore de vous honorer que de vous posséder. C'est à
vous, ô maman, que je vous cède; c'est à l'union de nos cœurs que
je sacrifie tous mes plaisirs. Puissé-je périr mille fois avant
d'en goûter qui dégradent ce que j'aime!
Je tins cette résolution avec une constance digne, j'ose le
dire, du sentiment qui me l'avait fait former. Dès ce moment je ne
vis plus cette maman si chérie que des yeux d'un véritable fils; et
il est à noter que, bien que ma résolution n'eût point son
approbation secrète, comme je m'en suis trop aperçu, elle n'employa
jamais pour m'y faire renoncer ni propos insinuants, ni caresses,
ni aucune de ces adroites agaceries dont les femmes savent user
sans se commettre, et qui manquent rarement de leur réussir. Réduit
à me chercher un sort
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