Les Confessions
indépendant d'elle, et n'en pouvant même
imaginer, je passai bientôt à l'autre extrémité, et le cherchai
tout en elle. Je l'y cherchai si parfaitement que je parvins à
m'oublier moi-même. L'ardent désir de la voir heureuse, à quelque
prix que ce fût, absorbait toutes mes affections: elle avait beau
séparer son bonheur du mien, je le voyais mien, en dépit
d'elle.
Ainsi commencèrent à germer avec mes malheurs les vertus dont la
semence était au fond de mon âme, que l'étude avaient cultivées, et
qui n'attendaient pour éclore que le ferment de l'adversité. Le
premier fruit de cette disposition si désintéressée fut d'écarter
de mon cœur tout sentiment de haine et d'envie contre celui qui
m'avait supplanté: je voulus, au contraire, et je voulus
sincèrement m'attacher à ce jeune homme, le former, travailler à
son éducation, lui faire sentir son bonheur, l'en rendre digne s'il
était possible, et faire en un mot pour lui tout ce qu'Anet avait
fait pour moi dans une occasion pareille. Mais la parité manquait
entre les personnes. Avec plus de douceur et de lumières, je
n'avais pas le sang-froid et la fermeté d'Anet, ni cette force de
caractère qui en imposait, et dont j'aurais eu besoin pour réussir.
Je trouvai encore moins dans le jeune homme les qualités qu'Anet
avait trouvées en moi: la docilité, l'attachement, la
reconnaissance, surtout le sentiment du besoin que j'avais de ses
soins, et l'ardent désir de les rendre utiles. Tout cela manquait
ici. Celui que je voulais former ne voyait en moi qu'un pédant
importun qui n'avait que du babil. Au contraire, il s'admirait
lui-même comme un homme important dans la maison; et, mesurant les
services qu'il y croyait rendre sur le bruit qu'il y faisait, il
regardait ses haches et ses pioches comme infiniment plus utiles
que tous mes bouquins. A quelque égard il n'avait pas tort, mais il
partait de là pour se donner des airs à faire mourir de rire. Il
tranchait avec les paysans du gentilhomme campagnard; bientôt il en
fit autant avec moi, et enfin avec maman elle-même. Son nom de
Vintzenried ne lui paraissant pas assez noble, il le quitta pour
celui de M. de Courtilles; et c'est sous ce dernier nom qu'il a été
connu depuis à Chambéri, et en Maurienne, où il s'est marié.
Enfin tant fit l'illustre personnage qu'il fut tout dans la
maison, et moi rien. Comme, lorsque j'avais le malheur de lui
déplaire, c'était maman et non pas moi qu'il grondait, la crainte
de l'exposer à ses brutalités me rendait docile à tout ce qu'il
désirait; et chaque fois qu'il fendait du bois, emploi qu'il
remplissait avec une fierté sans égale, il fallait que je fusse là
spectateur oisif, et tranquille admirateur de sa prouesse. Ce
garçon n'était pourtant pas absolument d'un mauvais naturel: il
aimait maman parce qu'il était impossible de ne la pas aimer; il
n'avait même pas pour moi de l'aversion; et quand les intervalles
de ses fougues permettaient de lui parler, il nous écoutait
quelquefois assez docilement, convenant franchement qu'il n'était
qu'un sot: après quoi il n'en faisait pas moins de nouvelles
sottises. Il avait d'ailleurs une intelligence si bornée et des
goûts si bas, qu'il était difficile de lui parler raison, et
presque impossible de se plaire avec lui. A la possession d'une
femme pleine de charmes, il ajouta le ragoût d'une femme de chambre
vieille, rousse, édentée, dont maman avait la patience d'endurer le
dégoûtant service, quoiqu'elle lui fît mal au cœur. Je m'aperçus de
ce nouveau manège, et j'en fus outré d'indignation: mais je
m'aperçus d'une autre chose qui m'affecta bien plus vivement
encore, et qui me jeta dans un plus profond découragement que tout
ce qui s'était passé jusqu'alors; ce fut le refroidissement de
maman envers moi.
La privation que je m'étais imposée et qu'elle avait fait
semblant d'approuver est une de ces choses que les femmes ne
pardonnent point, quelque mine qu'elles fassent, moins par la
privation qui en résulte pour elles-mêmes, que par l'indifférence
qu'elles y voient pour leur possession. Prenez la femme la plus
sensée, la plus philosophe, la moins attachée à ses sens; le crime
le plus irrémissible que l'homme, dont au reste elle se soucie le
moins, puisse commettre envers elle, est d'en pouvoir jouir et de
n'en rien faire. Il faut bien que ceci soit sans exception,
puisqu'une sympathie si naturelle et si forte fut altérée en elle
par une abstinence qui n'avait que
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