Les Confessions
fontaine, de mon verger, et surtout de
celle pour qui j'étais né, qui donnait de l'âme à tout cela. En
repensant à elle, à nos plaisirs, à notre innocente vie, il me
prenait des serrements de cœur, des étouffements qui m'ôtaient le
courage de rien faire. Cent fois j'ai été violemment tenté de
partir à l'instant et à pied pour retourner auprès d'elle; pourvu
que je la revisse encore une fois, j'aurais été content de mourir à
l'instant même. Enfin je ne pus résister à ces souvenirs si
tendres, qui me rappelaient auprès d'elle à quelque prix que ce
fût. Je me disais que je n'avais pas été assez patient, assez
complaisant, assez caressant; que je pouvais encore vivre heureux
dans une amitié très douce, en y mettant du mien plus que je
n'avais fait. Je forme les plus beaux projets du monde, je brûle de
les exécuter. Je quitte tout, je renonce à tout, je pars, je vole,
j'arrive dans tous les mêmes transports de ma première jeunesse, et
je me retrouve à ses pieds. Ah! j'y serais mort de joie si j'avais
retrouvé dans son accueil, dans ses yeux, dans ses caresses, dans
son cœur enfin, le quart de ce que j'y retrouvais autrefois, et que
j'y reportais encore.
Affreuse illusion des choses humaines! Elle me reçut toujours
avec son excellent cœur, qui ne pouvait mourir qu'avec elle; mais
je venais rechercher le passé qui n'était plus, et qui ne pouvait
renaître A peine eus-je resté une demi-heure avec elle, que je
sentis mon ancien bonheur mort pour toujours. Je me retrouvai dans
la même situation désolante que j'avais été forcé de fuir, et cela
sans que je pusse dire qu'il y eût de la faute de personne; car au
fond Courtilles n'était pas mauvais, et parut me revoir avec plus
de plaisir que de chagrin. Mais comment me souffrir surnuméraire
près de celle pour qui j'avais été tout, et qui ne pouvait cesser
d'être tout pour moi? Comment vivre étranger dans la maison dont
j'étais l'enfant? L'aspect des objets témoins de mon bonheur passé
me rendait la comparaison plus cruelle. J'aurais moins souffert
dans une autre habitation. Mais me voir rappeler incessamment tant
de doux souvenirs, c'était irriter le sentiment de mes pertes.
Consumé de vains regrets, livré à la plus noire mélancolie, je
repris le train de rester seul hors les heures des repas. Enfermé
avec mes livres, j'y cherchais des distractions utiles; et, sentant
le péril imminent que j'avais tant craint autrefois, je me
tourmentais derechef à chercher en moi-même les moyens d'y pourvoir
quand maman n'aurait plus de ressources. J'avais mis les choses
dans sa maison sur le pied d'aller sans empirer; mais depuis moi
tout était changé. Son économe était un dissipateur. Il voulait
briller; bon cheval, bon équipage; il aimait à s'étaler noblement
aux yeux des voisins; il faisait des entreprises continuelles en
choses où il n'entendait rien. La pension se mangeait d'avance, les
quartiers en étaient engagés, les loyers étaient arriérés, et les
dettes allaient leur train. Je prévoyais que cette pension ne
tarderait pas d'être saisie, peut-être supprimée. Enfin je
n'envisageais que ruine et désastres; et le moment m'en semblait si
proche que j'en sentais d'avance toutes les horreurs.
Mon cher cabinet était ma seule distraction. A force d'y
chercher des remèdes contre le trouble de mon âme, je m'avisai d'y
en chercher contre les maux que je prévoyais; et revenant à mes
anciennes idées, me voilà bâtissant de nouveaux châteaux en Espagne
pour tirer cette pauvre maman des extrémités cruelles où je la
voyais prête à tomber. Je ne me sentais pas assez savant et ne me
croyais pas assez d'esprit pour briller dans la république des
lettres, et faire une fortune par cette voie. Une nouvelle idée qui
se présenta m'inspira la confiance que la médiocrité de mes talents
ne pouvait me donner. Je n'avais pas abandonné la musique en
cessant de l'enseigner; au contraire, j'en avais assez étudié la
théorie pour pouvoir me regarder au moins comme savant dans cette
partie. En réfléchissant à la peine que j'avais eue d'apprendre à
déchiffrer les notes, et à celle que j'avais encore de chanter à
livre ouvert, je vins à penser que cette difficulté pouvait bien
venir de la chose autant que de moi, sachant surtout qu'en général
apprendre la musique n'était pour personne chose aisée. En
examinant la constitution des signes, je les trouvais souvent fort
mal inventés. Il y avait longtemps
Weitere Kostenlose Bücher