Les Confessions
M. Bordes, avec lequel j'avais depuis longtemps fait
connaissance, et qui m'avait souvent obligé de grand cœur et avec
le plus vrai plaisir. En cette occasion je le retrouvai toujours le
même. Ce fut lui qui me fit vendre mes livres, et il me donna par
lui-même ou me procura de bonnes recommandations pour Paris. Je
revis M. l'intendant, dont je devais la connaissance à M. Bordes,
et à qui je dus celle de M. le duc de Richelieu, qui passa à Lyon
dans ce temps-là. M. Pallu me présenta à lui. M. de Richelieu me
reçut bien, et me dit de l'aller voir à Paris; ce que je fis
plusieurs fois, sans pourtant que cette haute connaissance, dont
j'aurai souvent à parler dans la suite, m'ait été jamais utile à
rien.
Je revis le musicien David, qui m'avait rendu service dans ma
détresse à un de mes précédents voyages. Il m'avait prêté ou donné
un bonnet et des bas que je ne lui ai jamais rendus, et qu'il ne
m'a jamais redemandés, quoique nous nous soyons revus souvent
depuis ce temps-là. Je lui ai pourtant fait dans la suite un
présent à peu près équivalent. Je dirais mieux que cela, s'il
s'agissait ici de ce que j'ai dû; mais il s'agit de ce que j'ai
fait, et malheureusement ce n'est pas la même chose.
Je revis le noble et généreux Perrichon, et ce ne fut pas sans
me ressentir de sa magnificence ordinaire; car il me fit le même
cadeau qu'il avait fait auparavant au gentil Bernard, en me
défrayant de ma place à la diligence. Je revis le chirurgien
Parisot, le meilleur et le mieux faisant des hommes; je revis sa
chère Godefroi, qu'il entretenait depuis dix ans, et dont la
douceur de caractère et la bonté de cœur faisaient à peu près tout
le mérite, mais qu'on ne pouvait aborder sans intérêt ni quitter
sans attendrissement; car elle était au dernier terme d'une étisie
dont elle mourut peu après. Rien ne montre mieux les vrais
penchants d'un homme que l'espèce de ses attachements. Quand on
avait vu la douce Godefroi, on connaissait le bon Parisot.
J'avais obligation à tous ces honnêtes gens. Dans la suite je
les négligeai tous, non certainement par ingratitude, mais par
cette invincible paresse qui m'en a souvent donné l'air. Jamais le
sentiment de leurs services n'est sorti de mon cœur: mais il m'en
eût moins coûté de leur prouver ma reconnaissance que de la leur
témoigner assidûment. L'exactitude à écrire a toujours été
au-dessus de mes forces: sitôt que je commence à me relâcher, la
honte et l'embarras de réparer ma faute me la font aggraver, et je
n'écris plus du tout. J'ai donc gardé le silence et j'ai paru les
oublier. Parisot et Perrichon n'y ont pas même fait attention, et
je les ai trouvés toujours les mêmes: mais on verra vingt ans
après, dans M. Bordes, jusqu'où l'amour-propre d'un bel esprit peut
porter la vengeance lorsqu'il se croit négligé.
Avant de quitter Lyon, je ne dois pas oublier une aimable
personne que j'y revis avec plus de plaisir que jamais, et qui
laissa dans mon cœur des souvenirs bien tendres; c'est mademoiselle
Serre, dont j'ai parlé dans ma première partie, et avec laquelle
j'avais renouvelé connaissance tandis que j'étais chez M. de Mably.
A ce voyage, ayant plus de loisir, je la vis davantage; mon cœur se
prit, et très vivement. J'eus quelque lieu de penser que le sien ne
m'était pas contraire; mais elle m'accorda une confiance qui m'ôta
la tentation d'en abuser. Elle n'avait rien, ni moi non plus; nos
situations étaient trop semblables pour que nous pussions nous
unir; et, dans les vues qui m'occupaient, j'étais bien éloigné de
songer au mariage. Elle m'apprit qu'un jeune négociant, appelé M.
Genève, paraissait vouloir s'attacher à elle. Je le vis chez elle
une fois ou deux; il me parut honnête homme, il passait pour
l'être. Persuadé qu'elle serait heureuse avec lui, je désirai qu'il
l'épousât, comme il a fait dans la suite; et, pour ne pas troubler
leurs innocentes amours, je me hâtai de partir, faisant pour le
bonheur de cette charmante personne des vœux qui n'ont été exaucés
ici-bas que pour un temps, hélas! bien court; car j'appris dans la
suite qu'elle était morte au bout de deux ou trois ans de mariage.
Occupé de mes tendres regrets durant toute ma route, je sentis et
j'ai souvent senti depuis lors, en y repensant, que si les
sacrifices qu'on fait au devoir et à la vertu coûtent à faire, on
en est bien payé par les doux souvenirs qu'ils laissent au fond du
cœur.
Autant à mon
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