Les Confessions
une ode sacrée et tantôt une bucolique, sans me
rebuter de ce qu'en repassant celle du jour, je ne manquais pas
d'oublier celle de la veille. Je me rappelais qu'après la défaite
de Nicias à Syracuse les Athéniens captifs gagnaient leur vie à
réciter les poèmes d'Homère. Le parti que je tirai de ce trait
d'érudition, pour me prémunir contre la misère, fut d'exercer mon
heureuse mémoire à retenir tous les poètes par cœur.
J'avais un autre expédient non moins solide dans les échecs,
auxquels je consacrais régulièrement, chez Maugis, les après-midi
des jours que je n'allais pas au spectacle. Je fis là connaissance
avec M. de Légal, avec un M. Husson, avec Philidor, avec tous les
grands joueurs d'échecs de ce temps-là, et n'en devins pas plus
habile. Je ne doutai pas cependant que je ne devinsse à la fin plus
fort qu'eux tous; et c'en était assez, selon moi, pour me servir de
ressource. De quelque folie que je m'engouasse, j'y portais
toujours la même manière de raisonner. Je me disais: Quiconque
prime en quelque chose est toujours sûr d'être recherché. Primons
donc, n'importe en quoi; je serai recherché, les occasions se
présenteront, et mon mérite fera le reste. Cet enfantillage n'était
pas le sophisme de ma raison, c'était celui de mon indolence.
Effrayé des grands et rapides efforts qu'il aurait fallu faire pour
m'évertuer, je tâchais de flatter ma paresse, et je m'en voilais la
honte par des arguments dignes d'elle.
J'attendais ainsi tranquillement la fin de mon argent; et je
crois que je serais arrivé au dernier sou sans m'en émouvoir
davantage, si le P. Castel, que j'allais voir quelquefois en allant
au café, ne m'eût arraché de ma léthargie. Le P. Castel était fou,
mais bon homme au demeurant: il était fâché de me voir consumer
ainsi sans rien faire. Puisque les musiciens, me dit-il, puisque
les savants ne chantent pas à votre unisson, changez de corde et
voyez les femmes, vous réussirez peut-être mieux de ce côté-là.
J'ai parlé de vous à madame de Beuzenval; allez la voir de ma part.
C'est une bonne femme, qui verra avec plaisir un pays de son fils
et de son mari. Vous verrez chez elle madame de Broglie sa fille,
qui est une femme d'esprit. Madame Dupin en est une autre à qui
j'ai aussi parlé de vous: portez-lui votre ouvrage; elle a envie de
vous voir, et vous recevra bien. On ne fait rien dans Paris que par
les femmes: ce sont comme des courbes dont les sages sont les
asymptotes; ils s'en approchent sans cesse, mais ils n'y touchent
jamais.
Après avoir remis d'un jour à l'autre ces terribles corvées, je
pris enfin courage, et j'allai voir madame de Beuzenval. Elle me
reçut avec bonté. Madame de Broglie étant entrée dans sa chambre,
elle lui dit: Ma fille, voilà M. Rousseau, dont le P. Castel nous a
parlé. Madame de Broglie me fit compliment sur mon ouvrage, et, me
menant à son clavecin, me fit voir qu'elle s'en était occupée.
Voyant à sa pendule qu'il était près d'une heure, je voulus m'en
aller. Madame de Beuzenval me dit: Vous êtes bien loin de votre
quartier, restez; vous dînerez ici. Je ne me fis pas prier. Un
quart d'heure après je compris par quelques mots que le dîner
auquel elle m'invitait était celui de son office. Madame de
Beuzenval était une très bonne femme, mais bornée, et trop pleine
de son illustre noblesse polonaise; elle avait peu d'idées des
égards qu'on doit aux talents. Elle me jugeait même en cette
occasion sur mon maintien plus que sur mon équipage, qui, quoique
très simple, était fort propre, et n'annonçait point du tout un
homme fait pour dîner à l'office. J'en avais oublié le chemin
depuis trop longtemps pour vouloir le rapprendre. Sans laisser voir
tout mon dépit, je dis à madame de Beuzenval qu'une petite affaire
qui me revenait en mémoire me rappelait dans mon quartier, et je
voulus partir. Madame de Broglie s'approcha de sa mère, et lui dit
à l'oreille quelques mots qui firent effet. Madame de Beuzenval se
leva pour me retenir, et me dit: Je compte que c'est avec nous que
vous nous ferez l'honneur de dîner. Je crus que faire le fier
serait faire le sot, et je restai. D'ailleurs la bonté de madame de
Broglie m'avait touché, et me la rendait intéressante. Je fus fort
aise de dîner avec elle, et j'espérai qu'en me connaissant
davantage elle n'aurait pas regret à m'avoir procuré cet honneur.
M. le président de Lamoignon, grand ami de la maison, y dîna aussi.
Il avait, ainsi
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