Les Confessions
lui.
Cette entreprise de l'Encyclopédie fut interrompue par sa
détention. Les Pensées philosophiques lui avaient attiré quelques
chagrins qui n'eurent point de suite. Il n'en fut pas de même de la
Lettre sur les aveugles, qui n'avait rien de répréhensible que
quelques traits personnels, dont madame Dupré de Saint-Maur et M.
de Réaumur furent choqués, et pour lesquels il fut mis au donjon de
Vincennes. Rien ne peindra jamais les angoisses que me fit sentir
le malheur de mon ami. Ma funeste imagination, qui porte toujours
le mal au pis, s'effaroucha. Je le crus là pour le reste de sa vie.
La tête faillit m'en tourner. J'écrivis à madame de Pompadour pour
la conjurer de le faire relâcher, ou d'obtenir qu'on m'enfermât
avec lui. Je n'eus aucune réponse à ma lettre: elle était trop peu
raisonnable pour être efficace; et je ne me flatte pas qu'elle ait
contribué aux adoucissements qu'on mit quelque temps après à la
captivité du pauvre Diderot. Mais si elle eût duré quelque temps
encore avec la même rigueur, je crois que je serais mort de
désespoir au pied de ce malheureux donjon. Au reste, si ma lettre a
produit peu d'effet, je ne m'en suis pas non plus beaucoup fait
valoir; car je n'en parlai qu'à très peu de gens, et jamais à
Diderot lui-même.
Livre VIII
J'ai dû faire une pause à la fin du précédent Livre. Avec
celui-ci commence, dans sa première origine, la longue chaîne de
mes malheurs.
Ayant vécu dans deux des plus brillantes maisons de Paris, je
n'avais pas laissé, malgré mon peu d'entregent, d'y faire quelques
connaissances. J'avais fait entre autres, chez madame Dupin, celle
du jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha, et du baron de Thun, son
gouverneur. J'avais fait, chez M. de la Poplinière, celle de M.
Seguy, ami du baron de Thun, et connu dans le monde littéraire par
sa belle édition de Rousseau. Le baron nous invita, M. Seguy et
moi, d'aller passer un jour ou deux à Fontenay-sous-Bois, où le
prince avait une maison. Nous y fûmes. En passant devant Vincennes
je sentis, à la vue du donjon, un déchirement de cœur dont le baron
remarqua l'effet sur mon visage. A souper, le prince parla de la
détention de Diderot. Le baron, pour me faire parler, accusa le
prisonnier d'imprudence: j'en mis dans la manière impétueuse dont
je le défendis. L'on pardonna cet excès de zèle à celui qu'inspire
un ami malheureux, et l'on parla d'autre chose. Il y avait là deux
Allemands attachés au prince: l'un, appelé M. Klupffell, homme de
beaucoup d'esprit, était son chapelain, et devint ensuite son
gouverneur, après avoir supplanté le baron; l'autre était un jeune
homme, appelé M. Grimm, qui lui servait de lecteur en attendant
qu'il trouvât quelque place, et dont l'équipage très mince
annonçait le pressant besoin de la trouver. Dès ce même soir,
Klupffell et moi commençâmes une liaison qui devint bientôt amitié.
Celle avec le sieur Grimm n'alla pas tout à fait si vite: il ne se
mettait guère en avant, bien éloigné de ce ton avantageux que la
prospérité lui donna dans la suite. Le lendemain à dîner l'on parla
de musique: il en parla bien. Je fus transporté d'aise en apprenant
qu'il accompagnait du clavecin. Après le dîner on fit apporter de
la musique. Nous musicâmes tout le jour au clavecin du prince. Et
ainsi commença cette amitié qui d'abord me fut si douce, enfin si
funeste, et dont j'aurai tant à parler désormais.
En revenant à Paris, j'y appris l'agréable nouvelle que Diderot
était sorti du donjon, et qu'on lui avait donné le château et le
parc de Vincennes pour prison, sur sa parole, avec permission de
voir ses amis. Qu'il me fut dur de n'y pouvoir courir à l'instant
même! Mais retenu deux ou trois jours chez madame Dupin par des
soins indispensables, après trois ou quatre siècles d'impatience,
je volai dans les bras de mon ami. Moment inexprimable! Il n'était
pas seul; d'Alembert et le trésorier de la Sainte-Chapelle étaient
avec lui. En entrant je ne vis que lui; je ne fis qu'un saut, un
cri; je collai mon visage sur le sien, je le serrai étroitement
sans lui parler autrement que par mes pleurs et mes sanglots;
j'étouffais de tendresse et de joie. Son premier mouvement, sorti
de mes bras, fut de se tourner vers l'ecclésiastique, et de lui
dire: Vous voyez, monsieur, comment m'aiment mes amis. Tout entier
à mon émotion, je ne réfléchis pas alors à cette manière d'en tirer
avantage; mais en y pensant quelquefois
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