Les Confessions
songer, et sans
nous douter de l'heure, si la vieille maman ne nous eût avertis.
Mais laissons ces détails, qui paraîtront insipides ou risibles: je
l'ai toujours dit et senti, la véritable jouissance ne se décrit
point.
J'en eus à peu près dans le même temps une plus grossière, la
dernière de cette espèce que j'aie eue à me reprocher. J'ai dit que
le ministre Klupffell était aimable: mes liaisons avec lui
n'étaient guère moins étroites qu'avec Grimm, et devinrent aussi
familières; ils mangeaient quelquefois chez moi. Ces repas, un peu
plus que simples, étaient égayés par les fines et folles
polissonneries de Klupffell, et par les plaisants germanismes de
Grimm, qui n'était pas encore devenu puriste. La sensualité ne
présidait pas à nos petites orgies; mais la joie y suppléait, et
nous nous trouvions si bien ensemble que nous ne pouvions nous
quitter. Klupffell avait mis dans ses meubles une petite fille, qui
ne laissait pas d'être à tout le monde, parce qu'il ne pouvait pas
l'entretenir à lui tout seul. Un soir, en entrant au café, nous le
trouvâmes qui en sortait pour aller souper avec elle. Nous le
raillâmes: il s'en vengea galamment en nous mettant du même souper,
et puis nous raillant à son tour. Cette pauvre créature me parut
d'un assez bon naturel, très douce, et peu faite à son métier,
auquel une sorcière qu'elle avait avec elle la stylait de son
mieux. Les propos et le vin nous égayèrent au point que nous nous
oubliâmes. Le bon Klupffell ne voulut pas faire ses honneurs à
demi, et nous passâmes tous trois successivement dans la chambre
voisine avec la pauvre petite, qui ne savait si elle devait rire ou
pleurer. Grimm a toujours affirmé qu'il ne l'avait pas touchée:
c'était donc pour s'amuser à nous impatienter qu'il resta si
longtemps avec elle; et s'il s'en abstint, il est peu probable que
ce fût par scrupule, puisque, avant d'entrer chez le comte de
Frièse, il logeait chez des filles au même quartier Saint-Roch.
Je sortis de la rue des Moineaux, où logeait cette fille, aussi
honteux que Saint-Preux sortit de la maison où on l'avait enivré,
et je me rappelai bien mon histoire en écrivant la sienne. Thérèse
s'aperçut à quelque signe, et surtout à mon air confus, que j'avais
quelque reproche à me faire; j'en allégeai le poids par ma franche
et prompte confession. Je fis bien; car dès le lendemain, Grimm
vint en triomphe lui raconter mon forfait en l'aggravant, et depuis
lors il n'a jamais manqué de lui en rappeler malignement le
souvenir: en cela d'autant plus coupable que, l'ayant mis librement
et volontairement dans ma confidence, j'avais droit d'attendre de
lui qu'il ne m'en ferait pas repentir. Jamais je ne sentis mieux
qu'en cette occasion la bonté de cœur de ma Thérèse; car elle fut
plus choquée du procédé de Grimm qu'offensée de mon infidélité, et
je n'essuyai de sa part que des reproches touchants et tendres,
dans lesquels je n'aperçus jamais la moindre trace de dépit.
La simplicité d'esprit de cette excellente fille égalait sa
bonté de cœur, c'est tout dire; mais un exemple qui se présente
mérite pourtant d'être ajouté. Je lui avais dit que Klupffell était
ministre et chapelain du prince de Saxe-Gotha: Un ministre était
pour elle un homme si singulier, que, confondant comiquement les
idées les plus disparates, elle s'avisa de prendre Klupffell pour
le pape. Je la crus folle la première fois qu'elle me dit, comme je
rentrais, que le pape m'était venu voir. Je la fis expliquer, et je
n'eus rien de plus pressé que d'aller conter cette histoire à Grimm
et à Klupffell, à qui le nom de pape en resta parmi nous. Nous
donnâmes à la fille de la rue des Moineaux le nom de papesse
Jeanne. C'étaient des rires inextinguibles; nous étouffions. Ceux
qui, dans une lettre qu'il leur a plu de m'attribuer, m'ont fait
dire que je n'avais ri que deux fois en ma vie, ne m'ont pas connu
dans ce temps-là ni dans ma jeunesse; car assurément cette idée
n'aurait jamais pu leur venir.
L'année suivante, 1750, comme je ne songeais plus à mon
Discours, j'appris qu'il avait remporté le prix à Dijon. Cette
nouvelle réveilla toutes les idées qui me l'avaient dicté, les
anima d'une nouvelle force, et acheva de mettre en fermentation
dans mon cœur ce premier levain d'héroïsme et de vertu que mon
père, et ma patrie, et Plutarque y avaient mis dans mon enfance. Je
ne trouvai plus rien de grand et de beau que d'être libre
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