Les Confessions
même, liasse A, no 45.
"Savez-vous que votre lettre m'effraye? Qu'est-ce qu'elle veut
donc dire? Je l'ai relue plus de vingt-cinq fois. En vérité, je n'y
comprends rien. J'y vois seulement que vous êtes inquiet et
tourmenté, et que vous attendez que vous ne le soyez plus pour m'en
parler. Mon cher ami, est-ce là ce dont nous étions convenus!
Qu'est donc devenue cette amitié, cette confiance? et comment
l'ai-je perdue? Est-ce contre moi ou pour moi que vous êtes fâché?
Quoi qu'il en soit, venez dès ce soir, je vous en conjure;
souvenez-vous que vous m'avez promis, il n'y a pas huit jours, de
ne rien garder sur le cœur, et de me parler sur-le-champ. Mon cher
ami, je vis dans cette confiance… Tenez, je viens encore de lire
votre lettre: je n'y conçois pas davantage; mais elle me fait
trembler. Il me semble que vous êtes cruellement agité. Je voudrais
vous calmer; mais comme j'ignore le sujet de vos inquiétudes, je ne
sais que vous dire, sinon que me voilà tout aussi malheureuse que
vous, jusqu'à ce que je vous aie vu. Si vous n'êtes pas ici ce soir
à six heures, je pars demain pour l'Ermitage, quelque temps qu'il
fasse et dans quelque état que je sois; car je ne saurais tenir à
cette inquiétude. Bonjour, mon cher ami. A tout hasard, je risque
de vous dire, sans savoir si vous en avez besoin ou non, de tâcher
de prendre garde, et d'arrêter les progrès que fait l'inquiétude
dans la solitude. Une mouche devient un monstre, je l'ai souvent
éprouvé." RÉPONSE.
"Ce mercredi soir.
Je ne puis vous aller voir, ni recevoir votre visite, tant que
durera l'inquiétude où je suis. La confiance dont vous parlez n'est
plus, et il ne vous sera pas aisé de la recouvrer. Je ne vois à
présent, dans votre empressement, que le désir de tirer des aveux
d'autrui quelque avantage qui convienne à vos vues; et mon cœur, si
prompt à s'épancher dans un cœur qui s'ouvre pour le recevoir, se
ferme à la ruse et à la finesse. Je reconnais votre adresse
ordinaire dans la difficulté que vous trouvez à comprendre mon
billet. Me croyez-vous assez dupe pour penser que vous ne l'ayez
pas compris? Non; mais je saurai vaincre vos subtilités à force de
franchise. Je vais m'expliquer plus clairement, afin que vous
m'entendiez encore moins.
Deux amants bien unis et dignes de s'aimer me sont chers: je
m'attends bien que vous ne saurez pas qui je veux dire, à moins que
je ne vous les nomme. Je présume qu'on a tenté de les désunir, et
que c'est de moi qu'on s'est servi pour donner de la jalousie à
l'un des deux. Le choix n'est pas fort adroit, mais il a paru
commode à la méchanceté: et cette méchanceté, c'est vous que j'en
soupçonne. J'espère que ceci devient plus clair.
Ainsi donc la femme que j'estime le plus aurait, de mon su,
l'infamie de partager son cœur et sa personne entre deux amants, et
moi celle d'être un de ces deux lâches? Si je savais qu'un seul
moment de la vie vous eussiez pu penser ainsi d'elle et de moi, je
vous haïrais jusqu'à la mort. Mais c'est de l'avoir dit, et non de
l'avoir cru, que je vous taxe. Je ne comprends pas, en pareil cas,
auquel c'est des trois que vous avez voulu nuire; mais si vous
aimez le repos, craignez d'avoir eu le malheur de réussir. Je n'ai
caché ni à vous, ni à elle, tout le mal que je pense de certaines
liaisons; mais je veux qu'elles finissent par un moyen aussi
honnête que sa cause, et qu'un amour illégitime se change en une
éternelle amitié. Moi, qui ne fis jamais de mal à personne,
servirais-je innocemment à en faire à mes amis? Non; je ne vous le
pardonnerais jamais, je deviendrais votre irréconciliable ennemi.
Vos secrets seuls seraient respectés; car je ne serai jamais un
homme sans foi.
Je n'imagine pas que les perplexités où je suis puissent durer
bien longtemps. Je ne tarderai pas à savoir si je me suis trompé.
Alors j'aurai peut-être de grands torts à réparer, et je n'aurai
rien fait en ma vie de si bon cœur. Mais savez-vous comment je
rachèterai mes fautes durant le peu de temps qui me reste à passer
près de vous! En faisant ce que nul autre ne fera que moi; en vous
disant franchement ce qu'on pense de vous dans le monde, et les
brèches que vous avez à réparer à votre réputation. Malgré tous les
prétendus amis qui vous entourent, quand vous m'aurez vu partir,
vous pourrez dire adieu à la vérité; vous ne trouverez plus
personne qui vous la dise." Troisième billet de la même, liasse A,
no 46.
"Je
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