Les Confessions
chaperon de madame
d'Épinay; mais elle avait si peu insisté, que je persistai à ne
point regarder cette tentative comme sérieuse, et je ris seulement
du beau personnage que j'aurais fait là, si j'eusse eu la sottise
de m'en charger. Au reste, elle gagna beaucoup à mon refus, car
elle vint à bout d'engager son mari même à l'accompagner.
Quelques jours après je reçus de Diderot le billet que je vais
transcrire. Ce billet, seulement plié en deux, de manière que tout
le dedans se lisait sans peine, me fut adressé chez madame
d'Épinay, et recommandé à M. de Linant, le gouverneur du fils et le
confident de la mère. Billet de Diderot, liasse A, no 52.
"Je suis fait pour vous aimer et pour vous donner du chagrin.
J'apprends que madame d'Épinay va à Genève, et je n'entends point
dire que vous l'accompagniez. Mon ami, content de madame d'Épinay,
il faut partir avec elle; mécontent, il faut partir beaucoup plus
vite. Êtes-vous surchargé du poids des obligations que vous lui
avez? Voilà une occasion de vous acquitter en partie et de vous
soulager. Trouverez-vous une autre occasion dans votre vie de lui
témoigner votre reconnaissance? Elle va dans un pays où elle sera
comme tombée des nues. Elle est malade: elle aura besoin
d'amusement et de distraction. L'hiver! voyez, mon ami. L'objection
de votre santé peut être beaucoup plus forte que je ne la crois.
Mais êtes-vous plus mal aujourd'hui que vous ne l'étiez il y a un
mois, et que vous ne le serez au commencement du printemps?
Ferez-vous dans trois mois d'ici le voyage plus commodément
qu'aujourd'hui? Pour moi, je vous avoue que si je ne pouvais
supporter la chaise, je prendrais un bâton et je la suivrais. Et
puis ne craignez-vous point qu'on ne mésinterprète votre conduite?
On vous soupçonnera, ou d'ingratitude, ou d'un autre motif secret.
Je sais bien que, quoi que vous fassiez, vous aurez toujours pour
vous le témoignage de votre conscience; mais ce témoignage
suffit-il seul, et est-il permis de négliger jusqu'à certain point
celui des autres hommes? Au reste, mon ami, c'est pour m'acquitter
avec vous et avec moi que je vous écris ce billet. S'il vous
déplaît, jetez-le au feu, et qu'il n'en soit non plus question que
s'il n'eût jamais été écrit. Je vous salue, vous aime et vous
embrasse."
Le tremblement de colère, l'éblouissement qui me gagnaient en
lisant ce billet, et qui me permirent à peine de l'achever, ne
m'empêchèrent pas d'y remarquer l'adresse avec laquelle Diderot y
affectait un ton plus doux, plus caressant, plus honnête que dans
toutes ses autres lettres, dans lesquelles il me traitait tout au
plus de mon cher, sans daigner m'y donner le nom d'ami. Je vis
aisément le ricochet par lequel me venait ce billet, dont la
suscription, la forme et la marche décelaient même assez
maladroitement le détour: car nous nous écrivions ordinairement par
la poste ou par le messager de Montmorency, et ce fut la première
et l'unique fois qu'il se servit de cette voie-là.
Quand le premier transport de mon indignation me permit
d'écrire, je lui traçai précipitamment la réponse suivante, que je
portai sur-le-champ, de l'Ermitage où j'étais pour lors, à la
Chevrette, pour la montrer à madame d'Épinay, à qui, dans mon
aveugle colère, je la voulus lire moi-même, ainsi que le billet de
Diderot.
"Mon cher ami, vous ne pouvez savoir ni la force des obligations
que je puis avoir à madame d'Épinay, ni jusqu'à quel point elles me
lient, ni, si elle a réellement besoin de moi dans son voyage, ni
si elle désire que je l'accompagne, ni s'il m'est possible de le
faire, ni les raisons que je puis avoir de m'en abstenir. Je ne
refuse pas de discuter avec vous tous ces points; mais, en
attendant, convenez que me prescrire si affirmativement ce que je
dois faire, sans vous être mis en état d'en juger, c'est, mon cher
philosophe, opiner en franc étourdi. Ce que je vois de pis à cela,
est que votre avis ne vient pas de vous. Outre que je suis peu
d'humeur à me laisser mener sous votre nom par le tiers et le
quart, je trouve à ces ricochets certains détours qui ne vont pas à
votre franchise, et dont vous ferez bien, pour vous et pour moi, de
vous abstenir désormais.
Vous craignez qu'on n'interprète mal ma conduite; mais je défie
un cœur comme le vôtre d'oser mal penser du mien. D'autres
peut-être parleraient mieux de moi, si je leur ressemblais
davantage. Que Dieu me préserve de me faire approuver d'eux!
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