Les Confessions
ce qui venait de m'arriver, encore ému de tant de
violents mouvements, le mien mêlait le sentiment de ses peines aux
idées que la méditation de mon sujet m'avait fait naître; mon
travail se sentit de ce mélange. Sans m'en apercevoir, j'y décrivis
ma situation actuelle; j'y peignis Grimm, madame d'Épinay, madame
d'Houdetot, Saint-Lambert, moi-même. En l'écrivant, que je versai
de délicieuses larmes! Hélas! on y sent trop que l'amour, cet amour
fatal dont je m'efforçais de guérir, n'était pas encore sorti de
mon cœur. A tout cela se mêlait un certain attendrissement sur
moi-même, qui me sentais mourant, et qui croyais faire au public
mes derniers adieux. Loin de craindre la mort, je la voyais
approcher avec joie; mais j'avais regret de quitter mes semblables
sans qu'ils sentissent tout ce que je valais, sans qu'ils sussent
combien j'aurais mérité d'être aimé d'eux s'ils m'avaient connu
davantage. Voilà les secrètes causes du ton singulier qui règne
dans cet ouvrage, et qui tranche si prodigieusement avec celui du
précédent.
Je retouchais et mettais au net cette lettre, et je me disposais
à la faire imprimer, quand, après un long silence, j'en reçus une
de madame d'Houdetot, qui me plongea dans une affliction nouvelle,
la plus sensible que j'eusse encore éprouvée. Elle m'apprenait dans
cette lettre (liasse B, no 34) que ma passion pour elle était
connue de tout Paris; que j'en avais parlé à des gens qui l'avaient
rendue publique; que ces bruits, parvenus à son amant, avaient
failli lui coûter la vie; qu'enfin il lui rendait justice, et que
leur paix était faite; mais qu'elle lui devait, ainsi qu'à
elle-même et au soin de sa réputation, de rompre avec moi tout
commerce: m'assurant, au reste, qu'ils ne cesseraient jamais l'un
et l'autre de s'intéresser à moi, qu'ils me défendraient dans le
public, et qu'elle enverrait de temps en temps savoir de mes
nouvelles.
Et toi aussi, Diderot! m'écriai-je. Indigne ami! Je ne pus
cependant me résoudre à le juger encore. Ma faiblesse était connue
d'autres gens qui pouvaient l'avoir fait parler. Je voulus douter…
mais bientôt je ne le pus plus. Saint-Lambert fit peu après un acte
digne de sa générosité. Il jugeait, connaissant assez mon âme, en
quel état je devais être, trahi d'une partie de mes amis, et
délaissé des autres. Il vint me voir. La première fois il avait peu
de temps à me donner. Il revint. Malheureusement, ne l'attendant
pas, je ne me trouvai pas chez moi. Thérèse, qui s'y trouva, eut
avec lui un entretien de plus de deux heures, dans lequel ils se
dirent mutuellement beaucoup de faits dont il m'importait que lui
et moi fussions informés. La surprise avec laquelle j'appris par
lui que personne ne doutait dans le monde que je n'eusse vécu avec
madame d'Épinay comme Grimm y vivait maintenant, ne peut être
égalée que par celle qu'il eut lui-même en apprenant combien ce
bruit était faux. Saint-Lambert, au grand déplaisir de la dame,
était dans le même cas que moi; et tous les éclaircissements qui
résultèrent de cet entretien achevèrent d'éteindre en moi tout
regret d'avoir rompu sans retour avec elle. Par rapport à madame
d'Houdetot, il détailla à Thérèse plusieurs circonstances qui
n'étaient connues ni d'elle, ni même de madame d'Houdetot, que je
savais seul, que je n'avais dites qu'au seul Diderot sous le sceau
de l'amitié; et c'était précisément Saint-Lambert qu'il avait
choisi pour lui en faire la confidence. Ce dernier trait me décida;
et, résolu de rompre avec Diderot pour jamais, je ne délibérai plus
que sur la manière; car je m'étais aperçu que les ruptures secrètes
tournaient à mon préjudice, en ce qu'elles laissaient le masque de
l'amitié à mes plus cruels ennemis.
Les règles de bienséance établies dans le monde sur cet article
semblent dictées par l'esprit de mensonge et de trahison. Paraître
encore l'ami d'un homme dont on a cessé de l'être, c'est se
réserver des moyens de lui nuire en surprenant les honnêtes gens.
Je me rappelai que quand l'illustre Montesquieu rompit avec le P.
de Tournemine, il se hâta de le déclarer hautement, en disant à
tout le monde: N'écoutez ni le P. de Tournemine ni moi, parlant
l'un de l'autre; car nous avons cessé d'être amis. Cette conduite
fut très applaudie, et tout le monde en loua la franchise et la
générosité. Je résolus de suivre avec Diderot le même exemple: mais
comment de ma retraite publier cette
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