Les Confessions
J'en
mis toute la familiarité dans mes manières, tandis qu'ils ne se
relâchèrent jamais dans les leurs de la politesse à laquelle ils
m'avaient accoutumé. Je n'ai pourtant jamais été très à mon aise
avec madame la maréchale. Quoique je ne fusse pas parfaitement
rassuré sur son caractère, je le redoutais moins que son esprit.
C'était par là surtout qu'elle m'en imposait. Je savais qu'elle
était difficile en conversations, et qu'elle avait droit de l'être.
Je savais que les femmes, et surtout les grandes dames, veulent
absolument être amusées, qu'il vaudrait mieux les offenser que les
ennuyer; et je jugeais, par ses commentaires sur ce qu'avaient dit
les gens qui venaient de partir, de ce qu'elle devait penser de mes
balourdises. Je m'avisai d'un supplément, pour me sauver auprès
d'elle l'embarras de parler: ce fut de lire. Elle avait ouï parler
de la Julie; elle savait qu'on l'imprimait; elle marqua de
l'empressement de voir cet ouvrage; j'offris de le lui lire, elle
accepta. Tous les matins je me rendais chez elle sur les dix
heures; M. de Luxembourg y venait: on fermait la porte. Je lisais à
côté de son lit, et je compassai si bien mes lectures, qu'il y en
aurait eu pour tout le voyage, quand même il n'aurait pas été
interrompu. Le succès de cet expédient passa mon attente. Madame de
Luxembourg s'engoua de la Julie et de son auteur; elle ne parlait
que de moi, ne s'occupait que de moi, me disait des douceurs toute
la journée, m'embrassait dix fois le jour. Elle voulut que j'eusse
toujours ma place à table à côté d'elle; et quand quelques
seigneurs voulaient prendre cette place, elle leur disait que
c'était la mienne, et les faisait mettre ailleurs. On peut juger de
l'impression que ces manières charmantes faisaient sur moi, que les
moindres marques d'affection subjuguent. Je m'attachais réellement
à elle, à proportion de l'attachement qu'elle me témoignait. Toute
ma crainte, en voyant cet engouement, et me sentant si peu
d'agrément dans l'esprit pour le soutenir, était qu'il ne se
changeât en dégoût, et malheureusement pour moi cette crainte ne
fut que trop bien fondée.
Il fallait qu'il y eût une opposition naturelle entre son tour
d'esprit et le mien, puisque indépendamment des foules de
balourdises qui m'échappaient à chaque instant dans la
conversation, dans mes lettres même, et lorsque j'étais le mieux
avec elle, il se trouvait des choses qui lui déplaisaient, sans que
je pusse imaginer pourquoi. Je n'en citerai qu'un exemple, et j'en
pourrais citer vingt. Elle sut que je faisais pour madame
d'Houdetot une copie de l'Héloïse, à tant la page. Elle en voulut
avoir une sur le même pied. Je la lui promis; et la mettant par là
du nombre de mes pratiques, je lui écrivis quelque chose
d'obligeant et d'honnête à ce sujet; du moins telle était mon
intention. Voici sa réponse, qui me fit tomber des nues:
"A Versailles, ce mardi. (Liasse C, no 43.)
Je suis ravie, je suis contente; votre lettre m'a fait un
plaisir infini, et je me presse pour vous le mander et pour vous en
remercier.
Voici les propres termes de votre lettre: Quoique vous soyez
sûrement une très bonne pratique, je me fais quelque peine de
prendre votre argent; régulièrement, ce serait à moi de payer le
plaisir que j'aurais de travailler pour vous. Je ne vous en dis pas
davantage. Je me plains de ce que vous ne me parlez jamais de votre
santé. Rien ne m'intéresse davantage. Je vous aime de tout mon
cœur; et c'est, je vous assure, bien tristement que je vous le
mande, car j'aurais bien du plaisir à vous le dire moi-même. M. de
Luxembourg vous aime et vous embrasse de tout son cœur."
En recevant cette lettre, je me hâtai d'y répondre, en attendant
plus ample examen, pour protester contre toute interprétation
désobligeante; et après m'être occupé quelques jours à cet examen
avec l'inquiétude qu'on peut concevoir, et toujours sans y rien
comprendre, voici quelle fut enfin ma dernière réponse à ce
sujet:
"A Montmorency, le 8 décembre 1759.
Depuis ma dernière lettre, j'ai examiné cent et cent fois le
passage en question. Je l'ai considéré par son sens propre et
naturel, je l'ai considéré par tous les sens qu'on peut lui donner,
et je vous avoue, madame la maréchale, que je ne sais plus si c'est
moi qui vous dois des excuses, ou si ce n'est point vous qui m'en
devez."
Il y a maintenant dix ans que ces lettres ont été écrites. J'y
ai souvent repensé depuis ce
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