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Les Confessions

Les Confessions

Titel: Les Confessions Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
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rappelle et le rumine pour ainsi dire, au point d'en
jouir derechef quand je veux. C'est à cette heureuse disposition,
je le sens, que je dois de n'avoir jamais connu cette humeur
rancunière qui fermente dans un cœur vindicatif par le souvenir
continuel des offenses reçues, et qui le tourmente lui-même de tout
le mal qu'il voudrait faire à son ennemi. Naturellement emporté,
j'ai senti la colère, la fureur même dans les premiers mouvements;
mais jamais un désir de vengeance ne prit racine au dedans de moi.
Je m'occupe trop peu de l'offense pour m'occuper beaucoup de
l'offenseur. Je ne pense au mal que j'en ai reçu qu'à cause de
celui que j'en peux recevoir encore; et si j'étais sûr qu'il ne
m'en fît plus, celui qu'il m'a fait serait à l'instant oublié. On
nous prêche beaucoup le pardon des offenses: c'est une fort belle
vertu sans doute, mais qui n'est pas à mon usage. J'ignore si mon
cœur saurait dominer sa haine, car il n'en a jamais senti; et je
pense trop peu à mes ennemis, pour avoir le mérite de leur
pardonner. Je ne dirai pas à quel point, pour me tourmenter, ils se
tourmentent eux-mêmes. Je suis à leur merci, ils ont tout pouvoir,
ils en usent. Il n'y a qu'une seule chose au-dessus de leur
puissance, et dont je les défie: c'est, en se tourmentant de moi,
de me forcer à me tourmenter d'eux.
    Dès le lendemain de mon départ, j'oubliai si parfaitement tout
ce qui venait de se passer, et le parlement, et madame de
Pompadour, et M. de Choiseul, et Grimm, et d'Alembert, et leurs
complots, et leurs complices, que je n'y aurais pas même repensé de
tout mon voyage, sans les précautions dont j'étais obligé d'user.
Un souvenir qui me vint au lieu de tout cela, fut celui de ma
dernière lecture la veille de mon départ. Je me rappelai aussi les
Idylles de Gessner, que son traducteur Hubert m'avait envoyées, il
y avait quelque temps. Ces deux idées me revinrent si bien, et se
mêlèrent de telle sorte dans mon esprit, que je voulus essayer de
les réunir, en traitant à la manière de Gessner le sujet du Lévite
d'Éphraïm. Ce style champêtre et naïf ne paraissait guère propre à
un sujet si atroce, et il n'était guère à présumer que ma situation
présente me fournît des idées bien riantes pour l'égayer. Je tentai
toutefois la chose, uniquement pour m'amuser dans ma chaise, et
sans aucun espoir de succès. A peine eus-je essayé, que je fus
étonné de l'aménité de mes idées, et de la facilité que j'éprouvais
à les rendre. Je fis en trois jours les trois premiers chants de ce
petit poème, que j'achevai dans la suite à Motiers; et je suis sûr
de n'avoir rien fait en ma vie où règne une douceur de mœurs plus
attendrissante, un coloris plus frais, des peintures plus naïves,
un costume plus exact, une plus antique simplicité en toutes
choses, et tout cela malgré l'horreur du sujet, qui dans le fond
est abominable; de sorte qu'outre tout le reste, j'eus encore le
mérite de la difficulté vaincue. Le Lévite d'Éphraïm, s'il n'est
pas le meilleur de mes ouvrages, en sera toujours le plus chéri.
Jamais je ne l'ai relu, jamais je ne le relirai, sans sentir en
dedans l'applaudissement d'un cœur sans fiel, qui, loin de s'aigrir
par ses malheurs, s'en console avec lui-même, et trouve en soi de
quoi s'en dédommager. Qu'on rassemble tous ces grands philosophes,
si supérieurs dans leurs livres à l'adversité qu'ils n'éprouvèrent
jamais; qu'on les mette dans une position pareille à la mienne, et
que, dans la première indignation de l'honneur outragé, on leur
donne un pareil ouvrage à faire: on verra comment ils s'en
tireront.
    En partant de Montmorency pour la Suisse, j'avais pris la
résolution d'aller m'arrêter à Yverdun chez mon bon vieux ami M.
Roguin, qui s'y était retiré depuis quelques années, et qui m'avait
même invité à l'y aller voir. J'appris en route que Lyon faisait un
détour; cela m'évita d'y passer. Mais en revanche il fallait passer
par Besançon, place de guerre, et par conséquent sujette au même
inconvénient. Je m'avisai de gauchir, et de passer par Salins, sous
prétexte d'aller voir M. de Mairan, neveu de M. Dupin, qui avait un
emploi à la saline, et qui m'avait fait jadis force invitation de
l'y aller voir. L'expédient me réussit; je ne trouvai point M. de
Mairan: fort aise d'être dispensé de m'arrêter, je continuai ma
route sans que personne me dît mot.
    En entrant sur le territoire de Berne, je fis arrêter; je
descendis,

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