Les Confessions
prendrait à Genève à mon
égard. On verra bientôt que cette incertitude ne dura pas
longtemps.
Madame de Boufflers désapprouva beaucoup cette résolution, et
fit de nouveaux efforts pour m'engager à passer en Angleterre. Elle
ne m'ébranla pas. Je n'ai jamais aimé l'Angleterre ni les Anglais;
et toute l'éloquence de madame de Boufflers, loin de vaincre ma
répugnance, semblait l'augmenter, sans que je susse pourquoi.
Décidé à partir le même jour, je fus dès le matin parti pour
tout le monde; et la Roche, par qui j'envoyai chercher mes papiers,
ne voulut pas dire à Thérèse elle-même si je l'étais ou ne l'étais
pas. Depuis que j'avais résolu d'écrire un jour mes Mémoires,
j'avais accumulé beaucoup de lettres et autres papiers; de sorte
qu'il fallut plusieurs voyages. Une partie de ces papiers déjà
triés furent mis à part, et je m'occupai le reste de la matinée à
trier les autres, afin de n'emporter que ce qui pouvait m'être
utile, et brûler le reste. M. de Luxembourg voulut bien m'aider à
ce travail, qui se trouva si long que nous ne pûmes achever dans la
matinée, et je n'eus le temps de rien brûler. Monsieur le maréchal
m'offrit de se charger du reste du triage, de brûler le rebut
lui-même, sans s'en rapporter à qui que ce fût, de m'envoyer tout
ce qui aurait été mis à part. J'acceptai l'offre, fort aise d'être
délivré de ce soin, pour pouvoir passer le peu d'heures qui me
restaient avec des personnes si chères, que j'allais quitter pour
jamais. Il prit la clef de la chambre où je laissais ces papiers,
et à mon instante prière il envoya chercher ma pauvre tante qui se
consumait dans la perplexité mortelle de ce que j'étais devenu, et
de ce qu'elle allait devenir, et attendant à chaque instant les
huissiers, sans savoir comment se conduire et que leur répondre. La
Roche l'amena au château, sans lui rien dire; elle me croyait déjà
bien loin: en m'apercevant, elle perça l'air de ses cris, et se
précipita dans mes bras. O amitié, rapport des cœurs, habitude,
intimité! Dans ce doux et cruel moment se rassemblèrent tous les
jours de bonheur, de tendresse et de paix passés ensemble pour
mieux me faire sentir le déchirement d'une première séparation,
après nous être à peine perdus de vue un seul jour pendant près de
dix-sept ans. Le maréchal, témoin de cet embrassement, ne put
retenir ses larmes. Il nous laissa. Thérèse ne voulait plus me
quitter. Je lui fis sentir l'inconvénient qu'elle me suivît en ce
moment, et la nécessité qu'elle restât pour liquider mes effets et
recueillir mon argent. Quand on décrète un homme de prise de corps,
l'usage est de saisir ses papiers, de mettre le scellé sur ses
effets, ou d'en faire l'inventaire, et d'y nommer un gardien. Il
fallait bien qu'elle restât pour veiller à ce qui se passerait, et
tirer de tout le meilleur parti possible. Je lui promis qu'elle me
rejoindrait dans peu: monsieur le maréchal confirma ma promesse;
mais je ne voulus jamais lui dire où j'allais, afin que, interrogée
par ceux qui viendraient me saisir, elle pût protester avec vérité
de son ignorance sur cet article. En l'embrassant au moment de nous
quitter, je sentis en moi-même un mouvement très extraordinaire, et
je lui dis, dans un transport, hélas! trop prophétique: Mon enfant,
il faut t'armer de courage. Tu as partagé la prospérité de mes
beaux jours; il te reste, puisque tu le veux, à partager mes
misères. N'attends plus qu'affronts et calamités à ma suite. Le
sort que ce triste jour commence pour moi me poursuivra jusqu'à ma
dernière heure.
Il ne me restait plus qu'à songer au départ. Les huissiers
avaient dû venir à dix heures. Il en était quatre après midi quand
je partis, et ils n'étaient pas encore arrivés. Il avait été décidé
que je prendrais la poste. Je n'avais point de chaise; monsieur le
maréchal me fit présent d'un cabriolet, et me prêta des chevaux et
un postillon jusqu'à la première poste, où, par les mesures qu'il
avait prises, on ne fit aucune difficulté de me fournir des
chevaux.
Comme je n'avais point dîné à table, et ne m'étais pas montré
dans le château, les dames vinrent me dire adieu dans l'entresol,
où j'avais passé la journée. Madame la maréchale m'embrassa
plusieurs fois d'un air assez triste, mais je ne sentis plus dans
ces embrassements les étreintes de ceux qu'elle m'avait prodigués
il y avait deux ou trois ans. Madame de Boufflers m'embrassa
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