Les Confessions
restée du seul que
j'aie jamais commis; et je crois sentir que mon aversion pour le
mensonge me vient en grande partie du regret d'en avoir pu faire un
aussi noir. Si c'est un crime qui puisse être expié, comme j'ose le
croire, il doit l'être par tant de malheurs dont la fin de ma vie
est accablée, par quarante ans de droiture et d'honneur dans des
occasions difficiles; et la pauvre Marion trouve tant de vengeurs
en ce monde, que, quelque grande qu'ait été mon offense envers
elle, je crains peu d'en emporter la coulpe avec moi. Voilà ce que
j'avais à dire sur cet article. Qu'il me soit permis de n'en
reparler jamais.
Livre III
Sorti de chez madame de Vercellis à peu près comme j'y étais
entré, je retournai chez mon ancienne hôtesse, et j'y restai cinq
ou six semaines, durant lesquelles la santé, la jeunesse et
l'oisiveté me rendirent souvent mon tempérament importun. J'étais
inquiet, distrait, rêveur; je pleurais, je soupirais, je désirais
un bonheur dont je n'avais pas d'idée, et dont je sentais la
privation. Cet état ne peut se décrire; et peu d'hommes même le
peuvent imaginer, parce que la plupart ont prévenu cette plénitude
de vie, à la fois tourmentante et délicieuse, qui, dans l'ivresse
du désir, donne un avant-goût de la jouissance. Mon sang allumé
remplissait incessamment mon cerveau de filles et de femmes; mais
n'en sentant pas le véritable usage, je les occupais bizarrement en
idées à mes fantaisies sans en savoir rien faire de plus; et ces
idées tenaient mes sens dans une activité très incommode, dont, par
bonheur, elles ne m'apprenaient point à me délivrer. J'aurais donné
ma vie pour retrouver un quart d'heure une demoiselle Goton. Mais
ce n'était plus le temps où les jeux de l'enfance allaient là comme
d'eux-mêmes. La honte, compagne de la conscience du mal, était
venue avec les années; elle avait accru ma timidité naturelle au
point de la rendre invincible; et jamais, ni dans ce temps-là ni
depuis, je n'ai pu parvenir à faire une proposition lascive, que
celle à qui je la faisais ne m'y ait en quelque sorte contraint par
ses avances, quoique sachant qu'elle n'était pas scrupuleuse, et
presque assuré d'être pris au mot.
Mon agitation crût au point que, ne pouvant contenter mes
désirs, je les attisais par les plus extravagantes manœuvres.
J'allais chercher des allées sombres, des réduits cachés, où je
pusse m'exposer de loin aux personnes du sexe dans l'état où
j'aurais voulu être auprès d'elles. Ce qu'elles voyaient n'était
pas l'objet obscène, je n'y songeais même pas; c'était l'objet
ridicule. Le sot plaisir que j'avais de l'étaler à leurs yeux ne
peut se décrire. Il n'y avait de là plus qu'un pas à faire pour
sentir le traitement désiré, et je ne doute pas que quelque résolue
ne m'en eût, en passant, donné l'amusement, si j'eusse eu l'audace
d'attendre. Cette folie eut une catastrophe à peu près aussi
comique, mais un peu moins plaisante pour moi.
Un jour j'allai m'établir au fond d'une cour dans laquelle était
un puits où les filles de la maison venaient souvent chercher de
l'eau. Dans ce fond il y avait une petite descente qui menait à des
caves par plusieurs communications. Je sondai dans l'obscurité ces
allées souterraines, et les trouvant longues et obscures, je jugeai
qu'elles ne finissaient point, et que, si j'étais vu et surpris,
j'y trouverais un refuge assuré. Dans cette confiance, j'offrais
aux filles qui venaient au puits un spectacle plus risible que
séducteur. Les plus sages feignirent de ne rien voir; d'autres se
mirent à rire; d'autres se crurent insultées, et firent du bruit.
Je me sauvai dans ma retraite: j'y fus suivi. J'entendis une voix
d'homme sur laquelle je n'avais pas compté, et qui m'alarma. Je
m'enfonçais dans les souterrains, au risque de m'y perdre: le
bruit, les voix, la voix d'homme me suivaient toujours. J'avais
compté sur l'obscurité, je vis de la lumière. Je frémis, je
m'enfonçai davantage. Un mur m'arrêta, et, ne pouvant aller plus
loin, il fallut attendre là ma destinée. En un moment je fus
atteint et saisi par un grand homme portant une grande moustache,
un grand chapeau, un grand sabre, escorté de quatre ou cinq
vieilles femmes armées chacune d'un manche à balai, parmi
lesquelles j'aperçus la petite coquine qui m'avait décelé, et qui
voulait sans doute me voir au visage.
L'homme au sabre, en me prenant par le bras, me demanda rudement
ce que je
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