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Les Confessions

Les Confessions

Titel: Les Confessions Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean-Jacques Rousseau
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livre:
c'était un livre de musique. Parmi les talents qu'elle avait
cultivés, la musique n'avait pas été oubliée. Elle avait de la
voix, chantait passablement, et jouait un peu du clavecin: elle
avait eu la complaisance de me donner quelques leçons de chant; et
il fallut commencer de loin, car à peine savais-je la musique de
nos psaumes. Huit ou dix leçons de femme, et fort interrompues,
loin de me mettre en état de solfier, ne m'apprirent pas le quart
des signes de la musique. Cependant j'avais une telle passion pour
cet art, que je voulus essayer de m'exercer seul. Le livre que
j'emportai n'était pas même des plus faciles; c'étaient les
cantates de Clérambault. On concevra quelle fut mon application et
mon obstination, quand je dirai que, sans connaître ni
transposition ni quantité, je parvins à déchiffrer et chanter sans
faute le premier récitatif et le premier air de la cantate d'Alphée
et Aréthuse; et il est vrai que cet air est scandé si juste, qu'il
ne faut que réciter les vers avec leur mesure pour y mettre celle
de l'air.
    Il y avait au séminaire un maudit lazariste qui m'entreprit, et
qui me fit prendre en horreur le latin qu'il voulait m'enseigner.
Il avait des cheveux plats, gras et noirs, un visage de pain
d'épice, une voix de buffle, un regard de chat-huant, des crins de
sanglier au lieu de barbe; son sourire était sardonique; ses
membres jouaient comme les poulies d'un mannequin. J'ai oublié son
odieux nom; mais sa figure effrayante et doucereuse m'est restée,
et j'ai peine à me la rappeler sans frémir. Je crois le rencontrer
encore dans les corridors, avançant gracieusement son crasseux
bonnet carré pour me faire signe d'entrer dans sa chambre, plus
affreuse pour moi qu'un cachot. Qu'on juge du contraste d'un pareil
maître pour le disciple d'un abbé de cour!
    Si j'étais resté deux mois à la merci de ce monstre, je suis
persuadé que ma tête n'y aurait pas résisté. Mais le bon M. Gros,
qui s'aperçut que j'étais triste, que je ne mangeais pas, que je
maigrissais, devina le sujet de mon chagrin; cela n'était pas
difficile. Il m'ôta des griffes de ma bête, et, par un autre
contraste encore plus marqué, me remit au plus doux des hommes:
c'était un jeune abbé faucigneran, appelé M. Gâtier, qui faisait
son séminaire, et qui, par complaisance pour M. Gros, et je crois
par humanité, voulait bien prendre sur ses études le temps qu'il
donnait à diriger les miennes. Je n'ai jamais vu de physionomie
plus touchante que celle de M. Gâtier. Il était blond, et sa barbe
tirait sur le roux: il avait le maintien ordinaire aux gens de sa
province, qui, sous une figure épaisse, cachent tous beaucoup
d'esprit; mais ce qui se marquait vraiment en lui était une âme
sensible, affectueuse, aimante. Il y avait dans ses grands yeux
bleus un mélange de douceur, de tendresse et de tristesse, qui
faisait qu'on ne pouvait le voir sans s'intéresser à lui. Aux
regards, au ton de ce pauvre jeune homme, on eût dit qu'il
prévoyait sa destinée, et qu'il se sentait né pour être
malheureux.
    Son caractère ne démentait pas sa physionomie: plein de patience
et de complaisance, il semblait plutôt étudier avec moi que
m'instruire. Il n'en fallait pas tant pour me le faire aimer, son
prédécesseur avait rendu cela très facile. Cependant, malgré tout
le temps qu'il me donnait, malgré toute la bonne volonté que nous y
mettions l'un et l'autre, et quoiqu'il s'y prît très bien,
j'avançai peu en travaillant beaucoup. Il est singulier qu'avec
assez de conception, je n'ai jamais pu rien apprendre avec des
maîtres, excepté mon père et M. Lambercier. Le peu que je sais de
plus je l'ai appris seul, comme on verra ci-après. Mon esprit,
impatient de toute espèce de joug, ne peut s'asservir à la loi du
moment; la crainte même de ne pas apprendre m'empêche d'être
attentif: de peur d'impatienter celui qui me parle, je feins
d'entendre; il va en avant, et je n'entends rien. Mon esprit veut
marcher à son heure, il ne peut se soumettre à celle d'autrui.
    Le temps des ordinations étant venu, M. Gâtier s'en retourna
diacre dans sa province. Il emporta mes regrets, mon attachement,
ma reconnaissance. Je fis pour lui des vœux qui n'ont pas été plus
exaucés que ceux que j'ai faits pour moi-même. Quelques années
après j'appris qu'étant vicaire dans une paroisse, il avait fait un
enfant à une fille, la seule dont, avec un cœur très tendre, il eût
jamais été amoureux.

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