Les Confessions
comment, et en
fit usage dans ses feuilles. Il faut avouer que la découverte était
heureuse, et l'à-propos me parut à moi-même très plaisant.
J'étais destiné à être le rebut de tous les états. Quoique M.
Gâtier eût rendu de mes progrès le compte le moins défavorable
qu'il lui fût possible, on voyait qu'ils n'étaient pas
proportionnés à mon travail, et cela n'était pas encourageant pour
me faire pousser mes études. Aussi l'évêque et le supérieur se
rebutèrent-ils, et on me rendit à madame de Warens comme un sujet
qui n'était pas même bon pour être prêtre; au reste, assez bon
garçon, disait-on, et point vicieux: ce qui fit que, malgré tant de
préjugés rebutants sur mon compte, elle ne m'abandonna pas.
Je rapportai chez elle en triomphe son livre de musique, dont
j'avais tiré si bon parti. Mon air d'Alphée et Aréthuse était à peu
près tout ce que j'avais appris au séminaire. Mon goût marqué pour
cet art lui fit naître la pensée de me faire musicien: l'occasion
était commode; on faisait chez elle, au moins une fois la semaine,
de la musique, et le maître de musique de la cathédrale, qui
dirigeait ce petit concert, venait la voir très souvent. C'était un
Parisien nommé M. le Maître, bon compositeur, fort vif, fort gai,
jeune encore, assez bien fait, peu d'esprit, mais au demeurant très
bon homme. Maman me fit faire sa connaissance: je m'attachais à
lui, je ne lui déplaisais pas: on parla de pension, l'on en
convint. Bref, j'entrai chez lui, et j'y passai l'hiver d'autant
plus agréablement que la maîtrise n'étant qu'à vingt pas de la
maison de maman, nous étions chez elle en un moment, et nous y
soupions très souvent ensemble.
On jugera bien que la vie de la maîtrise, toujours chantante et
gaie, avec les musiciens et les enfants de chœur, me plaisait plus
que celle du séminaire avec les pères de Saint-Lazare. Cependant
cette vie, pour être plus libre, n'en était pas moins égale et
réglée. J'étais fait pour aimer l'indépendance et pour n'en abuser
jamais. Durant six mois entiers je ne sortis pas une seule fois que
pour aller chez maman ou à l'église, et je n'en fus pas même tenté.
Cet intervalle est un de ceux où j'ai vécu dans le plus grand
calme, et que je me suis rappelés avec le plus de plaisir. Dans les
situations diverses où je me suis trouvé, quelques-uns ont été
marqués par un tel sentiment de bien-être, qu'en les remémorant
j'en suis affecté comme si j'y étais encore. Non seulement je me
rappelle les temps, les lieux, les personnes, mais tous les objets
environnants, la température de l'air, son odeur, sa couleur, une
certaine impression locale qui ne s'est fait sentir que là, et dont
le souvenir vif m'y transporte de nouveau. Par exemple, tout ce
qu'on répétait à la maîtrise, tout ce qu'on chantait au chœur, tout
ce qu'on y faisait, le bel et noble habit des chanoines, les
chasubles des prêtres, les mitres des chantres, la figure des
musiciens, un vieux charpentier boiteux qui jouait de la
contrebasse, un petit abbé blondin qui jouait du violon, le lambeau
de soutane qu'après avoir posé son épée M. le Maître endossait
par-dessous son habit laïque, et le beau surplis fin dont il en
couvrait les loques pour aller au chœur; l'orgueil avec lequel
j'allais, tenant ma petite flûte à bec, m'établir dans l'orchestre
à la tribune pour un petit bout de récit que M. le Maître avait
fait exprès pour moi, le bon dîner qui nous attendait ensuite, le
bon appétit qu'on y portait; ce concours d'objets vivement retracé
m'a cent fois charmé dans ma mémoire, autant et plus que dans la
réalité. J'ai gardé toujours une affection tendre pour un certain
air du Conditor alme siderum qui marche par ïambes, parce qu'un
dimanche de l'Avent j'entendis de mon lit chanter cette hymne avant
le jour sur le perron de la cathédrale, selon un rite de cette
église-là. Mademoiselle Merceret, femme de chambre de maman, savait
un peu de musique: je n'oublierai jamais un petit motet Afferte que
M. le Maître me fit chanter avec elle, et que sa maîtresse écoutait
avec tant de plaisir. Enfin tout, jusqu'à la bonne servante
Perrine, qui était si bonne fille et que les enfants de chœur
faisaient tant endêver, tout, dans les souvenirs de ces temps de
bonheur et d'innocence, revient souvent me ravir et
m'attrister.
Je vivais à Annecy depuis près d'un an sans le moindre reproche;
tout le monde était content de moi. Depuis mon
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