Les conquérants de l'île verte
les prouesses de leurs ancêtres et vantent leurs propres
vertus, tandis qu’ils insultent leurs adversaires […]. Ils s’expriment par
énigmes […]. Ils emploient beaucoup l’hyperbole. » Le Latin Pomponius Méla
remarque que « ces peuples ont une éloquence qui leur est propre »
(III, 2) ; quant au poète Lucain, il apostrophe, dans La
Pharsale (I, v. 50 sqq.), les poètes gaulois en ces termes :
« Vous dont les chants de gloire rappellent au lointain avenir la mémoire
des fortes âmes disparues dans les combats, bardes, vous épanchez sans crainte
votre veine féconde ! » Enfin, s’il fallait une reconnaissance quasi
officielle, il faudrait aller la chercher chez l’historien grec Polybe,
pourtant très méfiant sur les faits qu’il rapporte. Après avoir brossé un
tableau des peuples gaulois de la Cisalpine, il assure (II, 17) que « les
auteurs d’histoires dramatiques racontent à leur sujet force légendes
merveilleuses ».
Ce sont précisément les conflits qui opposèrent les Romains
aux Gaulois de Cisalpine, vers l’an 387 avant notre ère, qui ont provoqué
le plus de commentaires au sujet d’une tradition épique que les Celtes
véhiculaient de génération en génération. Car, à y bien réfléchir, les
événements rapportés par Tite-Live, historien latin, certes, mais originaire
précisément de Gaule cisalpine, sont beaucoup plus proches de la légende que de
l’histoire et semblent avoir été puisés directement dans un fonds traditionnel
véhiculé par les Gaulois eux-mêmes et dont l’auteur avait une connaissance
approfondie. « L’histoire des guerres gauloises, dit Henri Hubert, est
quelque chose de bien singulier, d’assez fabuleux et de très épique. » [3] Et, à ce propos, Camille Jullian fait justement remarquer que « la défaite
des Romains, dit nettement Tite-Live, fut due à l’effroi magique ( miraculum ) que leur inspira le cri de guerre des Celtes. Les
récits de Tite-Live, d’Appien et de Plutarque, colorés, détaillés, précis,
pleins d’esprit religieux, assez favorables aux Celtes […], m’ont toujours paru
inspirés en partie de quelque épopée gauloise » [4] .
Car il s’agit bien d’épopée. La définition classique du terme,
« récit poétique de faits héroïques », n’empêche pas d’ajouter que le
genre concerne toujours des faits d’un lointain passé, pour la plupart
incontrôlables mais qui font partie intégrante de la mémoire collective d’un
peuple ou d’un ensemble social quel qu’il soit. L’épopée gauloise qu’a signalée
Camille Jullian et conservée Tite-Live en langue latine n’est certes pas de l’histoire : c’est une des composantes de la
tradition. Est-ce à dire pour autant que la tradition celtique, inscrite dans
le cadre d’une civilisation qui refusait l’écriture, ne peut nous être connue
que par l’intermédiaire d’autres civilisations ? On serait tenté de le
croire, car l’épopée gauloise dont il est question ne nous est parvenue qu’à
travers les écrits – prétendument historiques – que Grecs et Latins ont
consacrés aux guerres entreprises par Rome contre les habitants de la Cisalpine
et aux expéditions celtiques dans les Balkans [5] . De même en va-t-il pour
l’épopée bretonne (c’est-à-dire de la Bretagne
insulaire) autour du fabuleux roi Arthur : les exploits supposés de
celui-ci et de ses chevaliers, les péripéties de la quête du Graal, toutes
matières que l’on considère actuellement comme d’essence celtique, ne nous
sont, exception faite de quelques textes gallois, connus que dans des versions
rédigées en langues non celtiques – français (dialecte anglo-normand), anglais
ou allemand notamment. D’où une situation pour le moins paradoxale [6] .
Il existe, certes, des versions de ces épopées rédigées ou
transcrites en des langues celtiques, mais elles sont très tardives, ne
remontant pas en deçà de ce qu’on appelle le haut Moyen Âge. La première
question qu’elles posent est leur authenticité, c’est-à-dire si elles rendent
compte d’une réalité culturelle celtique incontestable. Le fait que leur mise
par écrit ait été réalisée dans un cadre chrétien, avec toutes les
incompréhensions ou toutes les censures que cela suppose, peut jeter un doute à
cet égard, et, à tout le moins, légitimer quelque réserve.
Il serait d’ailleurs temps de faire justice une fois pour
toutes de la notion d’
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