Les Dames du Graal
turbulences, Aliénor et Henry II n’eurent qu’une seule politique : assurer le triomphe du royaume Plantagenêt au détriment du royaume capétien. Et cela explique la référence au roi Arthur dont Aliénor et Henry se servaient comme emblème, l’opposant ainsi à l’emblème des Capétiens. En somme, de même que les Chansons de Geste étaient une œuvre de propagande en faveur de la monarchie française, les romans arthuriens et tout le cycle du Graal furent un habile instrument « médiatique » destiné à populariser la monarchie anglo-normande.
À travers les multiples tribulations des uns et des autres, au cours du XII e siècle, la figure d’Aliénor d’Aquitaine apparaît comme celle d’une reine vers laquelle convergent tous les regards. Incomprise, puis franchement haïe – à cause de sa « trahison » – par les Français du nord, mal acceptée, puis rejetée par les Anglo-Saxons, elle devint l’objet de ragots incessants et des pires calomnies, aussi bien dans les îles Britanniques que sur le continent. Mais plus elle était dépréciée et salie, plus son image de marque, son aura , devenait lumineuse. Et la légende s’empara d’elle, en en faisant une souveraine toute-puissante. Dans ces conditions, comment ne pas reconnaître Aliénor d’Aquitaine dans le portrait que Chrétien de Troyes dresse d’elle par le biais de l’éloge dithyrambique de Gauvain ?
De plus, quel qu’ait été son rôle politique, Aliénor a été réellement la reine incontestée des troubadours, la grande protectrice des artistes et des poètes de tous bords. Et ceux-ci n’ont eu de cesse de chanter les louanges de leur bienfaitrice. On sait d’ailleurs que Chrétien de Troyes a écrit son Chevalier de la Charrette sur l’instigation de la comtesse Marie de Champagne, fille d’Aliénor, qui tenait elle-même une cour raffinée et intellectuelle à Troyes. On sait également que Chrétien fréquentait la cour de Poitiers et qu’il connaissait fort bien la souveraine. Il était donc normal que, vers les années 1170, quand il composait son Chevalier de la Charrette , il prît sa puissante protectrice comme modèle d’un personnage féminin aussi important que celui de Guenièvre. Dans ce récit, où Lancelot et Guenièvre apparaissent pour la première fois en tant que héros actifs, toute l’intrigue est bâtie sur le thème de la souveraineté incarnée par la reine : c’est la seule qui ait raison, la seule qui soit d’une beauté supérieure, la seule qui puisse commander, la seule qui puisse récompenser ceux qui le méritent. Et c’est vraiment vers elle que convergent les regards de tous les chevaliers engagés dans l’action.
Ce ne sont pas seulement ses contemporains qui ont décrit la reine Aliénor sous les traits présumés de Guenièvre. Après la mort d’Aliénor, les auteurs de romans arthuriens n’ont fait que perpétuer l’image quelque peu stéréotypée laissée par Chrétien de Troyes. Ainsi, dans le dernier volet de la légende, le récit en prose de la Mort le roi Artu , attribué à Gautier Map et écrit vers 1250, on y décèle Aliénor au faîte de sa gloire : Guenièvre est en effet âgée de cinquante ans, mais elle a conservé tout l’éclat de sa beauté, comme l’était Aliénor, aux dires des chroniqueurs, même de ses détracteurs. Et Lancelot du Lac en est de plus en plus amoureux, oubliant son repentir au cours de la Quête du Graal, reniant tous ses autres serments, écartant ses scrupules, bafouant ses devoirs et ses engagements antérieurs. Et tout se passe comme si Guenièvre était un personnage divin ne vieillissant jamais et assurant l’immortalité à ceux qui la vénèrent, l’aiment – et lui obéissent de façon inconditionnelle.
Il est utile de reprendre les grandes lignes de la destinée de Guenièvre, telle qu’elle est racontée dans la version dite de Gautier Map. Elle est fille d’un certain Leodagan (Leodegrance dans le texte de Malory), roi de Carmélide. On a situé ce pays un peu partout en Grande-Bretagne, mais il semble bien, d’après le contexte, que ce soit en Bretagne armoricaine qu’il faille le placer. En effet, c’est au cours d’une expédition destinée à défendre les royaumes de Ban de Bénoïc et de Bohort de Gaunes – nécessairement en Armorique – qu’Arthur rencontre pour la première fois la jeune Guenièvre. Il en tombe amoureux et, au cours d’une conversation avec Merlin, déclare son
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