Les Dames du Graal
CHAPITRE II
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La Reine Guenièvre
« C’était certainement la plus belle fille qui fût alors en Bretagne la Bleue ; sous sa couronne d’or et de pierreries, son visage semblait frais et doucement coloré de blanc et de vermeil. Quant à son corps, il n’était ni trop gras ni trop maigre, avec des épaules droites et polies, des bras longs et potelés, des mains blanches et fines. C’était une joie de pouvoir la regarder. Mais si elle était la beauté, elle était également la bonté, la largesse, la courtoisie, l’intelligence, la valeur et la douceur : cela se remarquait au premier coup d’œil {45} . » Ainsi est présentée, dans le roman en prose du XIII e siècle, celle qui deviendra la reine Guenièvre et dont on contera plus tard les tumultueuses amours avec Lancelot du Lac. La description est classique, mais elle est conforme aux canons de la beauté féminine tels qu’ils étaient définis à l’époque courtoise.
Mais c’est Chrétien de Troyes qui, vers 1170, d’abord dans son Érec et Énide , puis dans son Chevalier de la Charrette , prononce le premier le nom de la reine Guenièvre. Il n’a pourtant rien inventé, car ce nom apparaît sous une forme latine Guennuara dans l’ Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth, vers 1135, ainsi que sous sa forme galloise Gwenhwyfar ( Guenuivar dans le manuscrit) dans le récit de Kulhwch et Olwen dont la rédaction primitive remonte au XI e siècle. Sommé d’accorder, selon la coutume, un don, sans savoir de quoi il s’agit (ce qu’on appelle le « don contraignant »), au jeune Kulhwch, le roi Arthur y met quelques restrictions : « Tu auras ce don, à l’exception de mon épée Kaledfwch, de mon bouclier Prytwen, de mon épouse Gwenhwyfar… » La signification du nom ne pose aucun problème : « blanc aspect » ou « blanc fantôme », ce qui ramène une fois de plus au thème des « Dames Blanches », et la forme Guenièvre n’est qu’une transcription française de l’original sinon gallois, du moins brittonique, qui a donné Guinever en moyen-anglais et Jennifer (diminutif Jenny ) en anglais actuel. Et si l’on remonte plus loin dans le temps, on s’aperçoit que Gwenhwyfar est l’exacte transcription galloise du gaélique Finnabair , de même signification, qui est le nom de la fille de la reine Maeve dans les récits épiques irlandais qui sont bien antérieurs {46} .
Cependant, il n’est pas certain que Guenièvre-Gwenhwyfar soit le nom ancien de l’épouse d’Arthur. En effet, sur les sculptures de l’archivolte de la cathédrale de Modène, en Italie, qui datent des environs de l’an 1100 et racontent l’enlèvement, puis la délivrance de la reine, celle-ci est nommée Winlogee , à rapprocher du breton-armoricain Winlogen . D’ailleurs, dans le récit français dit Roman d’Yder (XIII e siècle), elle s’appelle Guenloïe , et dans le texte latin de la naissance de Gauvain (XIV e siècle), elle porte le nom de Gwendolen , autrement dit le nom gallois Gwendolyn , qui est, dans la Vita Merlini , celui de l’épouse de Merlin.
Dans chacun des cas, le nom de la reine, quelles que soient ses variantes, est construit sur le même radical, l’adjectif brittonique gwen (ou son équivalent gaélique finn ). Cet adjectif a un quadruple sens : blanc, blond, beau, racé (c’est-à-dire d’origine noble ou divine). Guenièvre est donc à la fois une « Dame Blanche », c’est-à-dire une fée, elle a une chevelure blonde, elle est la personnification de la beauté, et elle appartient à une lignée noble ou divine. Mais, ce qui est très intéressant à observer, c’est que l’adjectif gwen provient d’un ancien mot celtique vindu qui a donné non seulement l’adjectif gaélique finn mais également le substantif également gaélique fhine désignant une famille élargie, noyau de la tribu, donc une collectivité composée de parents et de clients. Ainsi peut-on prétendre que Guenièvre, sur un plan autant sociologique que mythologique, représente la Souveraineté sur une collectivité dont elle peut disposer à sa guise en la confiant (partiellement ou en totalité) à l’un ou à l’autre de ses membres. Ce peut être son époux légitime le roi, mais aussi tout autre personnage qu’elle jugera indispensable à la prospérité ou à la défense du groupe social dont elle est l’émanation.
Il s’agit d’un mythe, bien sûr, et toute structure mythique
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