Les Dames du Graal
n’étant que pure abstraction, il est nécessaire, pour la transmettre et la rendre intelligible, de recourir à des images concrètes, de préférence celles qui sont les plus connues au moment même de la transmission écrite ou orale. Et le visage de la reine Guenièvre, tel qu’il est décrit dans les romans arthuriens, s’éclaire d’un jour nouveau si on lui trouve sinon un modèle, du moins un visage contemporain en lequel elle aurait pu s’incarner. Dans son Perceval , vers 1190, Chrétien de Troyes fait tenir à Gauvain, neveu d’Arthur, ce discours assez surprenant à propos de Guenièvre : « Depuis la première femme qui fut formée de la côte d’Adam, il n’y eut jamais de dame si renommée. Elle le mérite bien, car de même que le maître endoctrine les jeunes enfants, ma dame la reine enseigne et instruit tous ceux qui vivent. D’elle descend tout le bien du monde, elle en est la source et origine. Nul ne peut la quitter qui s’en aille découragé. Elle sait ce que chacun veut et le moyen de plaire à chacun selon ses désirs. Nul n’observe droiture ni ne conquiert honneur qui ne l’ait appris auprès de ma dame. Nul ne sera si affligé qu’en partant d’elle, il emporte son chagrin avec lui {47} . »
Tout est dit dans ce vibrant hommage. Mais si on le replace dans l’époque où il a été écrit, on apercevra facilement quel modèle l’a inspiré. On sait en effet que les légendes arthuriennes ont été développées au XII e siècle par des auteurs qui étaient tous plus ou moins encouragés – et entretenus – par la monarchie anglo-normande. Henry II Plantagenêt, pour des raisons politiques, afin de renforcer sa légitimité sur le royaume d’Angleterre, s’est abondamment servi du mythe d’Arthur {48} . Et l’on ne peut guère ignorer le rôle essentiel que son épouse Aliénor d’Aquitaine a joué, non seulement sur le plan politique, mais sur le plan littéraire, attirant à sa cour les conteurs et les poètes aussi bien bretons qu’occitans et français du nord, en particulier les trouvères normands qui ont été les grands diffuseurs de la légende.
Durant sa longue vie – elle est morte à 82 ans –, Aliénor a occupé une place prépondérante dans l’histoire politique de son temps. Héritière du comté de Poitiers et du duché d’Aquitaine, elle est devenue reine de France en épousant le roi Louis VII à qui elle a donné deux filles. Mais la couronne de France demeurait sans héritier mâle, ce qui incitait Louis VII à penser que son union avec Aliénor était sous le coup d’une malédiction. De plus, à partir de la deuxième Croisade, dans laquelle Aliénor accompagnait le roi, la brouille entre les deux époux ne fit qu’empirer, en particulier à cause de tout ce qui était raconté au sujet de possibles – mais en fait parfaitement imaginaires – infidélités de la reine. La séparation devenait inévitable et Louis VII réussit à faire annuler son mariage « pour cause de consanguinité » – ce qui était très pratique, à une époque où le divorce était inexistant. Mais le roi de France perdait alors tout pouvoir sur le Poitou et l’Aquitaine, ce qui fut lourd de conséquence sur les rapports conflictuels de la France et de l’Angleterre. Et Aliénor épousa – bien qu’il fût d’une consanguinité plus étroite que Louis VII ! – Henry Plantagenêt, qui n’était alors que comte d’Anjou et duc de Normandie. Or, deux ans plus tard, Henry héritait du royaume d’Angleterre, ce qui faisait de lui le plus puissant souverain d’Europe.
Aliénor donna naissance à quatre fils. Le premier, Henry, dit le Jeune, mourut prématurément. Le second fut le célèbre Richard dit Cœur de Lion, homosexuel notoire qu’on savait incapable d’avoir un héritier. Le troisième était Geoffroy que son père maria à Constance, héritière du duché de Bretagne. Geoffroy périt accidentellement au cours d’un tournoi, mais il eut un fils posthume que son grand-père fit nommer Arthur, ce qui n’était pas un hasard, car ce jeune garçon devenait en fait l’héritier présomptif de tout le royaume Plantagenêt. Enfin, le dernier fils, Jean de Mortain, dit Jean sans Terre, seul survivant, devint roi d’Angleterre après avoir fait assassiné son neveu Arthur, perdant d’ailleurs à cause de ce crime toutes les possessions continentales que son père avait accumulées. Pendant leur longue union traversée de fortes
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