Les Dames du Graal
“sen”, ou l’esprit du roman. Elle aboutit à une religion de l’amour, avec ses devoirs, ses épreuves, ses élans mystiques, ses grâces, ses extases, ses récompenses hors des règles de la loi sociale et de la morale ordinaire, au-dessus même de l’honneur chevaleresque, comme le prouve à merveille le symbole de la charrette d’infamie {52} . »
Si l’on explore les textes antérieurs à Chrétien et les récits plus tardifs qui sont incontestablement puisés à des sources plus archaïques, on s’aperçoit que le personnage de Guenièvre y était décrit bien différemment, et que son rôle était beaucoup plus ambigu qu’il n’y paraît. Et l’on en vient même à se demander si la reine, du moins dans le schéma primitif, n’est pas complice de son enlèvement par Méléagant.
En effet, les figurations de l’archivolte de Modène sont peut-être à double sens, et il est possible que cette aventure relatée par l’image cache plus qu’une simple querelle autour de la possession de la reine, autrement dit la Souveraineté. Guenièvre se donnerait-elle au plus valeureux, au plus courageux, c’est-à-dire à celui qui est le plus apte à assumer la royauté ?
C’est l’impression qu’on a également à la lecture de certains épisodes du roman de Durmart , œuvre du XIII e siècle qui raconte cette même aventure. La reine y est enlevée par un chevalier géant du nom de Carados, qui est peut-être Karadawg Veichvras (Caradoc au grand bras), héros d’un autre récit arthurien. Ce géant emmène donc Guenièvre à la Tour Douloureuse, où il la remet à un certain Mardoc qui l’aimait depuis longtemps. En somme, Carados est une sorte d’homme de main pour un personnage un peu mystérieux, appartenant sans aucun doute à l’Autre Monde, puisqu’il ne peut quitter sa forteresse. Mardoc est aussi le nom que porte le ravisseur de la reine sur les sculptures de Modène. Dans le récit de Durmart , Arthur, Yder et Kaï se lancent à la poursuite du ravisseur et parviennent sous la Tour Douloureuse. Cette tour est défendue par un géant nommé Burmalt. Sa description fait penser à celle des « rustres », des « hommes des bois » qui abondent aussi bien dans les récits épiques irlandais que dans la littérature arthurienne. C’est une sorte d’Hercule aux cheveux hirsutes, qui semble, lui aussi, appartenir à l’Autre Monde. On serait même tenté d’y voir le fameux Dagda , l’un des chefs des Tuatha Dé Danann de la mythologie irlandaise.
Or, la situation d’Arthur et de ses compagnons est nettement défavorable, car ils n’arrivent pas à forcer l’entrée de la forteresse. C’est alors qu’intervient une femme, probablement une fée, que Carados a autrefois enlevée pour la livrer à Mardoc. Celle-ci vient trouver Gauvain et lui remet une épée magique, seule arme qui puisse tuer le géant. Gauvain n’hésite pas : il se précipite et tue le géant. Arthur et ses compagnons pénètrent dans la Tour Douloureuse, s’emparent de toutes les richesses qui s’y trouvent, mais Mardoc est épargné parce qu’il consent à rendre la reine au roi.
Arthur ramène son épouse à la cour, où Guenièvre adopte une attitude quelque peu suspecte : d’une part, elle semble regretter d’être séparée de son geôlier, affichant ainsi une sorte de respect amoureux envers celui-ci, et d’autre part, elle manifeste une admiration presque exaltée, pour ne pas dire amoureuse, à propos de Gauvain qui, dans ce récit comme dans le Chevalier de la Charrette , est son véritable libérateur. Et quand on se souvient de l’éloge non moins exalté que fait Gauvain de Guenièvre, dans le Perceval de Chrétien, on peut tout supposer sur une possible liaison entre la reine et le neveu du roi. Après tout, Tristan, amant d’Yseult, épouse du roi Mark, est bien le neveu de celui-ci, et comme Gauvain, son héritier présomptif, selon la coutume celtique qui privilégie toujours le neveu fils de la sœur. Il est fort possible que, dans des versions antérieures de la légende, Gauvain ait été l’amant de Guenièvre, et que les auteurs de romans courtois aient voulu atténuer la gravité de son « péché » en substituant un Lancelot étranger au propre neveu du roi.
À vrai dire, la reine Guenièvre, si elle apparaît d’une fidélité absolue à Lancelot dans les versions classiques, semble avoir octroyé ses faveurs à quelques autres compagnons d’Arthur. En dehors de
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