Les disparus
À intervalles
réguliers, cependant, leurs appartements renfermés et silencieux s'animaient
des voix de jeunes enfants qui avaient pris l'avion depuis les banlieues de
Long Island ou du New Jersey pour venir passer quelques semaines en hiver ou au
printemps et voir ces vieux Juifs, à qui on les présentait, frétillants de gêne
et de maladresse, avant de les obliger à embrasser leurs joues froides et
parcheminées.
Embrasser les joues de vieux
parents juifs ! On se contorsionnait, on grognait, on voulait courir
jusqu'à la piscine chauffée en forme de haricot qui se trouvait derrière la
résidence, mais il fallait d'abord embrasser toutes ces joues qui, chez les
hommes, avaient une odeur de cave, de lotion capillaire et de Tiparillos, et
étaient hérissées de poils si blancs qu'on pouvait souvent les prendre pour des
moutons de poussière (comme l'avait cru une fois mon frère, qui avait essayé de
retirer la touffe agaçante pour se voir gifler sans ménagement sur la tête) ;
et, chez les vieilles femmes, avaient le vague arôme de la poudre de maquillage
et de l'huile de cuisine, et étaient aussi douces que les mouchoirs en papier
« d'urgence » fourrés au fond de leurs sacs, écrasés là comme des
pétales à côté des sels à la violette, des emballages roulés en boule de
pastilles pour la toux et des billets froissés... Les billets froissés. Prends
ça et garde-le pour Marlene jusqu'à ce que je sorte, avait ordonné la mère
de ma mère, que nous appelions Nana, à mon autre grand-mère, en lui tendant un
petit sac en cuir rouge contenant un billet de vingt dollars tout fripé, un
jour de février 1965, juste avant qu'ils la poussent dans une salle d'opération
pour une chirurgie exploratoire. Elle venait d'avoir cinquante-neuf ans et elle
ne se sentait pas bien. Ma grand-mère Kay avait obéi et pris le sac avec le
billet froissé, et, fidèle à sa parole, elle l'avait donné à ma mère, qui le
tenait encore dans ses mains, un certain nombre de jours plus tard, quand Nana,
couchée dans un cercueil en pin tout simple, avait été enterrée au cimetière
Mount Judah dans le Queens, au milieu d'une section qui appartient (comme vous
en informe une inscription sur le portail en granit) à la First bolechower Sick Benevolent Association. Pour
être enterré là, il fallait appartenir à cette association, ce qui signifiait
que vous deviez être né dans une petite ville de quelques milliers d'habitants,
située de l'autre côté du monde dans une contrée qui avait autrefois appartenu
à l'Autriche, puis à la Pologne et à bien d'autres pays ensuite, et appelée
Bolechow.
Maintenant, il est vrai que la mère de ma mère – je
jouais avec les lobes si doux de ses oreilles chargées de grosses boucles en
cristal jaune et bleu, quand j'étais assis sur ses genoux dans le fauteuil à
grand dossier de la véranda chez mes parents et, à un moment donné, je l'ai
aimée plus que n'importe qui d'autre, ce qui explique sans aucun doute pourquoi
sa mort a été le premier événement dont je garde des souvenirs précis, même
s'il est vrai que ces souvenirs sont au mieux des fragments (le motif
pisciforme et ondulant du carrelage sur les murs de la salle d'attente de
l'hôpital ; ma mère me disant quelque chose sur le ton de l'urgence, quelque
chose d'important, même s'il allait falloir quarante années pour me souvenir
finalement de ce que c'était ; une émotion complexe, faite de désir ardent, de
peur et de honte ; le son de l'eau d'un robinet dans un lavabo –, la mère
de ma mère n'était pas née à Bolechow et était en réalité la seule de mes
quatre grands-parents à être née aux États-Unis : fait qui, au sein d'un groupe
de gens désormais disparu, lui avait autrefois donné un certain cachet. Mais
son mari, beau et dominateur, mon grand-père, Grandpa, était né et
parvenu à la maturité à Bolechow, lui, ses trois frères et ses trois sœurs. Et
c'est pour cette raison qu'il avait droit à un emplacement dans cette section
particulière du cimetière Mount Judah. Il y est, lui aussi, maintenant enterré,
avec sa mère, deux de ses trois sœurs, et un de ses trois frères. L'autre sœur,
mère férocement possessive d'un fils unique, a suivi ce fils dans un autre Etat
et s'y trouve enterrée. Des deux autres frères, l'un (du moins c'est ce qu'on
nous avait toujours dit) avait eu le bon sens et l'anticipation d'émigrer avec
sa femme et ses jeunes enfants de la Pologne à
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