Les disparus
avant-bras gauche, chaque matin,
pendant que nous le regardions, muets de crainte et d'admiration, faire les
prières liturgiques. Pour nous, c'était une vision à la fois bizarre et
majestueuse : tous les matins, après le lever du soleil, tout en murmurant en
hébreu, il passait l'immense taies délavé et le yarmulke, puis
enlaçait son avant-bras avec les liens de cuir, puis entourait autour de sa
tête la large bande de cuir à laquelle était attachée une petite boîte de cuir
contenant les versets de la Torah, qu'il calait au milieu de son front, sortait
son siddur, le livre des prières quotidiennes, et marmonnait pendant une
demi-heure environ des mots qui nous étaient absolument incompréhensibles.
Parfois, quand il avait terminé, il nous disait, J'ai placé un bon mot pour
vous, puisque vous n'êtes que Réforme. Mon grand-père était un Juif
orthodoxe de la vieille école et c'était grâce à lui, plus que toute autre
chose, que nous avions un peu de religion : nous allions aux services pendant
les fêtes, nous avons fait notre bar-mitsva. Pour autant que je sache, mon père,
un scientifique qui ne partageait pas le point de vue de son loquace beau-père,
est allé exactement quatre fois à la petite synagogue à laquelle nous
appartenions : le matin des bar-mitsva de ses fils.
La séance d'habillage de mon
grand-père, chaque matin, n'était en rien moins précise et méticuleuse que le
rituel de la prière. Mon grand-père était ce qu'on appelait autrefois un
« type chic ». Son allure léchée et apprêtée, ses vêtements élégants
étaient l'expression d'une qualité intérieure qui, pour lui et sa famille,
caractérisait ce que signifiait être un Jäger, une chose qu'ils appelaient Feinheit
: un raffinement qui était à la fois éthique et esthétique. On pouvait
toujours compter sur le fait que ses chaussettes seraient assorties à son pull
et, s'il est vrai qu'il préférait les chapeaux mous, on pouvait toujours
trouver sur leur bandeau une ou deux plumes désinvoltes, jusqu'à ce que la
dernière de ses quatre femmes – qui avait perdu son premier mari et une
fille de quatorze ans à Auschwitz et dont j'aimais tenir et caresser
l'avant-bras doux et tatoué quand j'étais petit, et qui, je pense à présent, ne
pouvait supporter une chose aussi frivole qu'une plume sur un chapeau parce
qu'elle avait tant perdu – commençât à les arracher systématiquement. Pour
une journée d'été classique des années 1970, il aurait pu porter la tenue
suivante : pantalon jaune moutarde en laine d'été, parfaitement repassé ; une
chemise blanche tissée et non amidonnée sous un gilet en laine à losanges
moutarde et blanc ; chaussettes jaune pâle, chaussures en daim blanc, et
chapeau mou avec ou sans plume, selon l'année de la décennie 1970 en question.
Avant de sortir pour faire plusieurs fois le tour du pâté de maisons ou pour
aller au parc, il s'aspergeait les mains d'eau de Cologne 4711 avant de les
tapoter sur ses tempes et sur les caroncules de son menton. Et maintenant, disait-il
en se frottant les mains manucurées, nous pouvons sortir.
J'observais tout cela
soigneusement (ou du moins je le pensais). Il pouvait aussi porter une veste
– ce qui me paraissait incroyable, puisqu'il n'y avait ni mariage ni
bar-mitsva où aller – dans laquelle il glissait, invariablement, son
portefeuille et, dans la poche intérieure de l'autre côté, un porte-billet à
l'aspect étrange : long et mince, un peu trop grand au sens où, pour un œil
américain, certains articles pour hommes européens paraissent toujours avoir la
mauvaise taille ; et dans un cuir, usé jusqu'à lui donner l'aspect du daim, qui
était, je m'en rends compte aujourd'hui, de l'autruche, puisque j'en ai hérité,
mais qui, à l'époque, m'amusait parce que je trouvais qu'il lui donnait
l'allure d'un maquereau. Je m'asseyais sur le lit de mon petit frère pendant
qu'il parlait, observant et admirant toutes ses possessions : le gilet à losanges,
les chaussures blanches, les ceintures élégantes, la grosse bouteille d'eau de
Cologne bleue et dorée, le peigne en écaille avec lequel il plaquait en arrière
les cheveux blancs clairsemés, le portefeuille usé et plissé dont je savais,
même alors, qu'il ne contenait pas d'argent, incapable que j'étais d'imaginer à
ce moment-là ce qu'il pouvait avoir de si précieux pour qu'il le portât chaque
fois qu'il s'habillait aussi impeccablement.
C'était
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