Les disparus
désormais avec nous. Mais avant de
raccrocher, elle a ajouté quelque chose, qui m'a pris complètement par
surprise.
Elle a dit, Les membres de ma famille se sont gâché la vie
en regardant toujours vers le passé, et je ne veux pas que tu
sois comme eux.
Le 4 juillet, je me suis envolé vers l'Ukraine.
Cette fois encore, je voyageais avec Froma. Parmi toutes les
grandes villes autrefois juives de l'Europe de l'Est, L'viv, Lwow, Lemberg,
était celle où elle n'était jamais allée. Je savais qu'elle voulait la
connaître (Ce sera exactement comme la dernière fois ! s'était-elle
écriée quand je l'avais appelée pour lui demander si elle voulait venir, et
j'avais souri en me disant, Probablement pas) ; je savais aussi que je
ne voulais pas faire le voyage seul. C'était le milieu de l'été et Matt était
débordé avec ses mariages et des portraits en studio. Il n'était pas question
qu'il puisse m'accompagner.
Je n'ai pas un week-end de libre jusqu'en septembre,
m'avait-il répondu quand je l'avais appelé pour savoir s'il voulait prendre
quelques ultimes photos de la ville. À ce moment-là, entre les discussions
concernant les photos pour le livre et les nouvelles des anciens de Bolechow,
j'étais au téléphone avec Matt tous les jours ou presque : chose que je
n'aurais pu prédire cinq ans auparavant. Ce n'est pas grave, lui avais-je dit,
tu as les photos de Bolechow de la dernière fois, nous pourrons nous en servir.
Ne t'inquiète pas. Mais j'ai raccroché le cœur gros. J'avais pris l'habitude de
sa présence pendant les longs vols, de le voir me céder le siège de l'allée
centrale, de le voir sourire en regardant les dessins du New Yorker, qu'il
aimait décrire pour moi plutôt que de me les faire voir ; adorant secrètement
son idole de pois dans sa cosse.
Cette fois, donc, pour le tout dernier de tous les voyages,
ce serait Froma et moi.
Il y aurait un troisième compagnon de voyage. Mon amie Lane,
une photographe, devait nous rejoindre à L'viv au milieu de la semaine que nous
devions y passer. Originaire de Caroline du Nord, les cheveux bruns et l'œil
vif, elle vivait à New York depuis des années et travaillait depuis quelque
temps sur un essai photographique sur les « sites de génocide ».
Depuis que je l'avais rencontrée, cinq ans plus tôt, j'avais entendu parler de
ses voyages au Rwanda, au Darfour, au Cambodge, en Bosnie, une liste toujours
plus longue qui laissait penser que, se plaisait-elle à dire, plus jamais ça n'était qu'un slogan vide. Lane était
donc allée dans tous ces endroits. Son problème, me disait-elle, c'est qu'elle
n'avait toujours pas trouvé comment aborder l'Holocauste. Auschwitz,
craignait-elle, était devenu un cliché visuel – Ça vous dédouane était
la formule qu'elle avait employée un soir, pendant un dîner chez elle, pendant
que je regardais les photos qu'elle avait prises. Je pensais à la femme qui
avait dit, Si je ne trouve pas une Evian, je vais m'évanouir, au fourgon
à bestiaux dans lequel on peut monter à Auschwitz, aux cartes postales
électroniques arbeit macht frei qu'on peut acheter sur
le site du musée de Teresina. Oui, avais-je répondu, je suis d'accord. J'avais
ajouté, Si je retourne à Bolekhiv, tu devrais venir avec moi. Si tu
t'intéresses aux sites de génocide, il y a pas mal de choses à voir dans le
coin. En disant cela, j'avais pensé à Taniawa, qui était alors sur la liste des
endroits que je connaissais désormais.
Lane devait donc nous rejoindre à L'viv. Froma et moi avions
prévu d'arriver un mardi et de passer la plus grande partie de notre semaine à
visiter la ville, à rassembler des informations et des impressions pour
l'article de voyage que je devais écrire, et Lane arriverait le samedi, jour où
nous irions à Bolekhiv pour prendre des photos, et de là nous pourrions nous
rendre dans les villes voisines qui s'étaient appelées autrefois Dolina,
Drohobycz, Stryj, Kalusz, Rozniatow, Halych, Rohatyn, Stanislawow, dans ces
endroits et d'autres, chacun d'eux ayant son Taniawa, sa fosse commune et son
monument. Nous passerions le samedi et le dimanche à rouler pour voir les
ruines de la Galicie juive, et puis je rentrerais chez moi une fois pour
toutes.
Alex, sourire rayonnant aux lèvres, nous attendait à
l'aéroport. Il avait épaissi, une sorte d'ours affectueux, depuis la dernière
fois que je l'avais vu. Nous nous connaissions bien désormais et, cette fois,
après s'être frayé
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