Les émeraudes Du Prophète
soit en possession d’un esprit parfaitement libre pour faire marcher la baraque en mon absence. Il faut qu’il ignore l’enlèvement de Lisa qu’il aime comme si elle était sa fille. Non, pas Venise !… mais Prague.
Adalbert qui sirotait voluptueusement son bourgogne leva un œil surpris :
— Tu veux aller voir…
— Jehuda Liwa ? Oui. J’aurais dû y penser plus tôt. Si quelqu’un peut nous aider dans notre recherche, c’est bien le Grand Rabbin de Prague. L’œil de cet homme perce le passé comme l’avenir. De toute façon, j’obtiendrai de lui au moins un bon conseil…
Sa voix mourut et le décor luxueux s’effaça : une longue silhouette noire, imposante et noble avec ses longs cheveux blancs coulant d’une calotte noire, venait à lui du fond des âges. Avec un frisson il revécut un instant la nuit d’orage où le spectre d’un empereur avait répondu à l’appel de cet homme :
— Dès l’instant où il s’agissait d’objets de culte juif, j’aurais dû me précipiter chez lui, murmura-t-il comme dans un rêve.
— Pourquoi serait-il trop tard ? Tu as raison c’est une excellente idée. Finissons de déjeuner et rentrons à Paris ! Je m’y livrerai aux démarches nécessaires pendant que tu te rendras en Bohême. De là, tu n’auras qu’à gagner directement Istanbul où l’on se retrouvera au Pera Palace dans huit ou dix jours…
Le surlendemain, Morosini retrouvait Prague où l’année précédente il avait vécu une aventure extraordinaire dans la salle du trône du Hradschin et vu la mort de près. L’hôtel Europa le reçut avec cette affabilité discrète que les palaces réservent à leurs habitués. On lui donna, au second étage, la même chambre avec ses balcons au-dessus des tilleuls de la place Venceslas et, dans la vaste salle à manger ornée de palmiers en pots et de vitraux signés Mucha, la table qu’il avait déjà occupée. Pour un peu, on lui aurait servi le même menu…
Pourquoi pas, puisqu’il avait un peu le même état d’esprit ? Il cherchait alors le rubis de Jeanne la Folle et espérait beaucoup de sa prochaine rencontre avec Jehuda Liwa, l’homme exceptionnel auquel le recommandait une lettre du baron de Rothschild. Ce soir, il attendait plus encore de l’entretien qu’il aurait avec lui le matin suivant parce que, s’il s’agissait encore de pierres précieuses, le fil conducteur escompté était beaucoup plus ténu et qu’en outre, les émeraudes du prophète Élie n’étaient jamais venues dans la ville aux toits d’or. Mais la grande différence, elle était en lui-même : il était alors marié, par force, à une femme ravissante mais qu’il avait appris à détester. Cette fois, il était uni à une femme tout aussi charmante et qu’il aimait passionnément mais sa belle épouse lui avait été enlevée et la joie des jours à venir dépendait à nouveau de joyaux quasi maléfiques parce que sacrés et qu’il n’était pas certain de retrouver un jour… Il s’avoua alors que la présence roborative d’Adalbert lui manquait et qu’il ne s’était jamais senti aussi seul…
En d’autres temps, il eût sans doute passé sa soirée au bar à boire des fines à l’eau, à fumer et à observer ceux qui s’y trouvaient mais cette fois, son dîner achevé, il choisit de sortir, laissa ses pas le porter jusqu’à la Moldau pour en regarder couler l’eau noire givrée des reflets lumineux des réverbères. C’est ce qu’il aurait fait si Lisa eût été avec lui : une lente promenade jusqu’au magnifique pont Charles, appuyés l’un sur l’autre pour y rêver à l’ombre des grandes statues qui s’y échelonnaient, puis l’on serait revenus, tout aussi lentement, pour laisser le désir s’exacerber vers le grand lit de l’hôtel où l’on se serait aimés une partie de la nuit sinon la nuit entière… Le corps de Lisa, fin, nerveux et cependant d’une infinie douceur exhalait un mélange de fraîcheur et de volupté plus capiteux que les savantes caresses d’autres femmes dont il gardait le souvenir mais dont il s’était lassé. De Lisa jamais il ne se lasserait. Il le sentait bien aux poussées de jalousie primitive qui torturaient ses nuits à la savoir si loin de lui, si proche d’inconnus dont il ignorait s’ils la respecteraient. Pour se calmer il évoquait alors les deux années vécues auprès de ce corps adorable sans en soupçonner la grâce, empaqueté qu’il était dans les
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