Les Essais, Livre II
Regulus
qu'en Caton. C'est l'indiscretion et l'impatience, qui nous haste
le pas. Nuls accidens ne font tourner le dos à la vive vertu :
elle cherche les maux et la douleur, comme son aliment. Les
menasses des tyrans, les gehennes, et les bourreaux, l'animent et
la vivifient.
Duris ut ilex tonsa
bipennibus
Nigræ feraci frondis in Algido
Per damna, per cædes, ab ipso
Ducit opes animúmque ferro
.
Et comme dict l'autre :
Non est ut putas virtus,
pater,
Timere vitam, sed malis ingentibus
Obstare, nec se vertere ac retro dare
.
Rebus in adversis facile est
contemnere mortem.
Fortius ille facit, qui miser esse potest
.
C'est le rolle de la couardise, non de la vertu, de s'aller
tapir dans un creux, souz une tombe massive, pour eviter les coups
de la fortune. Elle ne rompt son chemin et son train, pour orage
qu'il face :
Si fractus illabatur orbis,
Impavidam ferient ruinæ
.
Le plus communement, la fuitte d'autres inconveniens, nous
pousse à cettuy-cy : Voire quelquefois la fuitte de la mort,
faict que nous y courons :
Hic, rogo, non furor est, ne
moriare, mori ?
Comme ceux qui de peur du precipice s'y lancent eux mesmes.
multos in summa pericula
misit
Venturi timor ipse mali : fortissimus ille est,
Qui promptus metuenda pati, si cominus instent,
Et differre potest
.
usque adeo mortis formidine,
vitæ
Percipit humanos odium, lucisque videndæ,
Ut sibi consciscant moerenti pectore lethum,
Obliti fontem curarum hunc esse timorem
.
Platon en ses
Loix
ordonne sepulture ignominieuse à
celuy qui a privé son plus proche et plus amy, sçavoir est soy
mesme, de la vie, et du cours des destinées, non contraint par
jugement publique, ny par quelque triste et inevitable accident de
la fortune, ny par une honte insupportable, mais par lascheté et
foiblesse d'une ame craintive. Et l'opinion qui desdaigne nostre
vie, elle est ridicule : Car en fin c'est nostre estre, c'est
nostre tout. Les choses qui ont un estre plus noble et plus riche,
peuvent accuser le nostre : mais c'est contre nature, que nous
nous mesprisons et mettons nous mesmes à nonchaloir ; c'est
une maladie particuliere, et qui ne se voit en aucune autre
creature, de se hayr et desdaigner. C'est de pareille vanité, que
nous desirons estre autre chose, que ce que nous sommes. Le fruict
d'un tel desir ne nous touche pas, d'autant qu'il se contredit et
s'empesche en soy : celuy qui desire d'estre faict d'un homme
ange, il ne faict rien pour luy : Il n'en vaudroit de rien
mieux, car n'estant plus, qui se resjouyra et ressentira de cet
amendement pour luy ?
Debet enim misere cui forte
ægréque futurum est,
Ipse quoque esse in eo tum tempore, cùm male possit
Accidere
.
La securité ; l'indolence, l'impassibilité, la privation
des maux de cette vie, que nous achetons au prix de la mort, ne
nous apporte aucune commodité. Pour neant evite la guerre, celuy
qui ne peut jouyr de la paix, et pour neant fuit la peine qui n'a
dequoy savourer le repos.
Entre ceux du premier advis, il y a eu grand doubte sur ce,
quelles occasions sont assez justes, pour faire entrer un homme en
ce party de se tuer : ils appellent cela, εὔλογον ἐζαγωγὴν.
Car quoy qu'ils dient, qu'il faut souvent mourir pour causes
legeres, puis que celles qui nous tiennent en vie, ne sont gueres
fortes, si y faut-il quelque mesure. Il y a des humeurs
fantastiques et sans discours, qui ont poussé, non des hommes
particuliers seulement, mais des peuples à se deffaire. J'en ay
allegué par cy devant des exemples : et nous lisons en outre,
des vierges Milesienes, que par une conspiration furieuse, elles se
pendoient les unes apres les autres, jusques à ce que le magistrat
y pourveust, ordonnant que celles qui se trouveroyent ainsi
penduës, fussent trainées du mesme licol toutes nuës par la ville.
Quand Threicion presche Cleomenes de se tuer, pour le mauvais estat
de ses affaires, et ayant fuy la mort plus honorable en la
battaille qu'il venoit de perdre, d'accepter cette autre, qui luy
est seconde en honneur, et ne donner point loisir au victorieux de
luy faire souffrir ou une mort, ou une vie honteuse. Cleomenes d'un
courage Lacedemonien et Stoique, refuse ce conseil comme lasche et
effeminé : C'est une recepte, dit-il, qui ne me peut jamais
manquer, et de laquelle il ne se faut servir tant qu'il y a un
doigt d'esperance de reste : que le vivre est quelquefois
constance et vaillance : qu'il veut que sa mort mesme serve à
son païs, et en veut faire un
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