Les Essais, Livre II
me
aspirare non posses
. Quand Anaxarchus, par l'ordonnance de
Nicocreon tyran de Cypre, couché dans un vaisseau de pierre, et
assommé à coups de mail de fer, ne cesse de dire, Frappez, rompez,
ce n'est pas Anaxarchus : c'est son estuy que vous pilez.
Quand nous oyons nos martyrs, crier au Tyran au milieu de la
flamme, C'est assez rosti de ce costé la, hache le, mange le, il
est cuit, recommence de l'autre. Quand nous oyons en Josephe cet
enfant tout deschiré de tenailles mordantes, et persé des aleines
d'Antiochus, le deffier encore, criant d'une voix ferme et
asseurée : Tyran, tu pers temps, me voicy tousjours à mon
aise : où est ceste douleur, où sont ces tourmens, dequoy tu
me menassois ? n'y sçais tu que cecy ? ma constance te
donne plus de peine, que je n'en sens de ta cruauté : ô lasche
belistre tu te rens, et je me renforce : fay moy pleindre, fay
moy flechir, fay moy rendre si tu peux : donne courage à tes
satellites, et à tes bourreaux : les voyla defaillis de coeur,
ils n'en peuvent plus : arme les, acharne les. Certes il faut
confesser qu'en ces ames là, il y a quelque alteration, et quelque
fureur, tant sainte soit elle. Quand nous arrivons à ces saillies
Stoïques, j'ayme mieux estre furieux que voluptueux : mot
d'Antisthenez. Μανειεῑν μᾶλλον ἢθείειν. Quand Sextius nous dit,
qu'il ayme mieux estre enferré de la douleur que de la
volupté : Quand Epicurus entreprend de se faire mignarder à la
goutte, et refusant le repos et la santé, que de gayeté de coeur il
deffie les maux : et mesprisant les douleurs moins aspres,
dedaignant les luiter, et les combatre, qu'il en appelle et desire
des fortes, poignantes, et dignes de luy :
Spumantémque dari pecora inter
inertia votis
Optat aprum, aut fulvum descendere monte leonem
:
qui ne juge que ce sont boutées d'un courage eslancé hors de son
giste ? Nostre ame ne sçauroit de son siege atteindre si
haut : il faut qu'elle le quitte, et s'esleve, et prenant le
frein aux dents, qu'elle emporte, et ravisse son homme, si loing,
qu'apres il s'estonne luy-mesme de son faict. Comme aux exploicts
de la guerre, la chaleur du combat pousse les soldats genereux
souvent à franchir des pas si hazardeux, qu'estans revenuz à eux,
ils en transissent d'estonnement les premiers. Comme aussi les
poëtes sont épris souvent d'admiration de leurs propres ouvrages,
et ne reconnoissoient plus la trace, par où ils ont passé une si
belle carriere : C'est ce qu'on appelle aussi en eux ardeur et
manie : Et comme Platon dict, que pour neant hurte à la porte
de la poësie, un homme rassis : aussi dit Aristote qu'aucune
ame excellente, n'est exempte de meslange de folie : Et a
raison d'appeller folie tout eslancement, tant loüable soit-il, qui
surpasse nostre propre jugement et discours : D'autant que la
sagesse est un maniment reglé de nostre ame, et qu'elle conduit
avec mesure et proportion, et s'en respond. Platon argumente ainsi,
que la faculté de prophetizer est au dessus de nous : qu'il
faut estre hors de nous, quand nous la traittons : il faut que
nostre prudence soit offusquée ou par le sommeil, ou par quelque
maladie, ou enlevée de sa place par un ravissement celeste.
Chapitre 3 Coustume de l'Isle de Cea
SI philosopher c'est douter, comme ils disent, à plus forte
raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit estre
doubter : car c'est aux apprentifs à enquerir et à debatre, et
au cathedrant de resoudre. Mon cathedrant, c'est l'authorité de la
volonté divine qui nous reigle sans contredit, et qui a son rang au
dessus de ces humaines et vaines contestations.
Philippus estant entré à main armée au Peloponese, quelcun
disoit à Damidas, que les Lacedemoniens auroient beaucoup à
souffrir, s'ils ne se remettoient en sa grace : Et poltron,
respondit-il, que peuvent souffrir ceux qui ne craignent point la
mort ? On demandoit aussi à Agis, comment un homme pourroit
vivre libre, Mesprisant, dit-il, le mourir. Ces propositions et
mille pareilles qui se rencontrent à ce propos, sonnent evidemment
quelque chose au delà d'attendre patiemment la mort, quand elle
nous vient : car il y a en la vie plusieurs accidens pires à
souffrir que la mort mesme : tesmoing cest enfant
Lacedemonien, pris par Antigonus, et vendu pour serf, lequel pressé
par son maistre de s'employer à quelque service abject, Tu verras,
dit-il, qui tu as acheté, ce me seroit honte de servir, ayant la
liberté si à
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