Les fontaines de sang
chevauchée impatient de retrouver celui qu’à deux reprises il avait nommé « notre maître ». Il soupira bruyamment.
– Il est vrai, Castelreng, que nous sommes recrus. Vous verrez qu’il nous enjoindra de prendre part à la cérémonie.
– Il me faut repartir dès demain. Mon cheval sera frais et dispos après une nuit paisible et quelques fourchées de fourrage. Il me plaît. Je ne l’échangerai que si j’en perçois la nécessité. N’empêche que je repasserai par Pacy pour reprendre le mien.
– Il se peut que notre suzerain vous prie d’être à son sacre…
– Je suis bien trop petit pour avoir cet honneur.
Nonobstant, Tristan craignit de se voir invité. S’il n’avait redouté de mécontenter le nouveau roi, il lui eût fait tenir, précisément par l’Alemant, un message l’informant du résultat de sa mission. « Comme vous l’auguriez, sire, le captal de Buch a séjourné à Vernon, chez la reine de Navarre et la reine Blanche. On va l’y ramener, s’il n’y est déjà, pour soigner ses navrures, qui sont légères. Sous bonne garde, évidemment. » Or, il savait que monseigneur Charles aimait à conjouir 6 ses chevaliers. Leur présence lui fournissait le courage, la santé, l’énergie et l’audace dont il était dépourvu. Mieux valait inspirer à ce roi malade et retors la confiance et la bienveillance que la suspicion et la sécheresse. Le nouveau maître de la France allait avoir besoin de ses grands et petits prud’hommes s’il voulait conserver son royaume amputé par les Goddons, décharné par les Navarrais et dépecé par les Compagnies.
– Encore quelques victoires de cette espèce, dit La Rivière, et nous donnerons la caquesangue à tous nos ennemis.
– Bientôt, acquiesça l’Alemant, une bonne vie reprendra.
– De tout cœur, je le souhaite.
Espérance sincère et pensées maussades. Tristan ne voyait pas le royaume réintégrer avant longtemps ses limites naturelles. Par le traité de Brétigny-les-Chartres et contre une renonciation au trône dont la loi salique l’avait écarté, le roi d’Angleterre s’était approprié Calais, une des clés de la France. Et ce n’était pas tout. Édouard III tenait désormais la vicomté de Montreuil-sur-Mer, le Ponthieu, toute la côte occidentale de la Loire jusqu’aux Pyrénées (mordant ainsi dans le Poitou, conquête de Philippe Auguste et de Saint Louis). Il possédait aussi le pays de La Rochelle avec son port sur l’Océan (conquête de Louis VIII), la Saintonge (conquête de Philippe-Auguste), l’Angoumois (réuni à la Couronne par Philippe le Bel), la Guyenne et la Gascogne avec Bordeaux et Bayonne ; l’Agenois, le Périgord, le Rouergue, le Quercy, la Bigorre avec l’allégeance des grands barons des Pyrénées : tout le vaste héritage d’Aliénor d’Aquitaine, confisqué par Philippe Auguste, récupéré par Saint Louis et constitué en duché-paierie sous la condition d’hommage… Quand il y songeait, il voyait la France privée de plus d’un quart de son territoire ; il voyait les bannières des chevaliers d’Angleterre ventiler sur la moitié de ses ports et de ses côtes. Et pour parfaire la calamité consécutive à la défaite de Poitiers-Maupertuis, il avait fallu que les Français eussent à acquitter, pour rançon du vaincu dit « le Bon », la somme exorbitante de trois millions d’écus d’or.
– La mort du roi Jean est certes une mauvaise chose pour lui, messires, dit-il d’un ton faussement morose. Cependant, par son trépas, c’en est fait de l’énorme tribut qui a épuisé la bonne gent de France.
– Charles V est chiche de tout : argent, vêtements, paroles… commença l’Alemant.
Il s’interrompit, sachant bien qu’il mentait. Et comme ils parvenaient en lisière de la forêt, l’huissier d’armes montra du doigt un guisarmier qui clopinait auprès de son cheval. L’homme se retourna ; Tristan vit sur sa livrée l’aigle éployée de gueules de Jean le Meingre.
– Ils sont devant, dit le guisarmier. À une demi-lieue. Moult beaux sires et dames menés par le maréchal de Boucicaut, mon maître, et le roi Charles… Vous les rejoindrez avant qu’ils soient en ville… Mon roncin n’en peut mais et c’est pourquoi je piète.
– On galope ? proposa l’Alemant, la gorge nouée d’impatience.
– Courez si bon vous semble, dit Tristan. Je ne crèverai pas mon cheval pour avancer d’un moment les quelque cent mots
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