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Les galères de l'orfêvre

Les galères de l'orfêvre

Titel: Les galères de l'orfêvre
Autoren: Jean-Christophe Duchon-Doris
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de plus en plus militaire, commandée par des chefs invisibles et que nous ne parvenons pas à identifier.
    — Le bénéfice en est-il si important ?
    — Vous savez que le royaume est divisé en pays de grande et de petite gabelle, en pays de salines, pays rédimés, pays de quart-bouillon et pays exempts, avec des différences de prix importantes, d’un demi-sou la livre, par exemple en Bretagne, à 12 à 13 sous dans le Maine. Si la fraude est organisée à une grande échelle, alors, oui, le bénéfice peut être considérable.
    Ils traversaient une forêt dense et l’on entendait la masse bruissante du feuillage fouettée par le toit de la voiture. Des copeaux d’une brume grasse, bleutée, pendaient des branches et mouillaient les portières. M. de Chabas avait fermé les yeux et semblait se laisser bercer par cette douce mélodie. Mais quand il releva les paupières, son regard était plus brûlant que jamais.
    — Ces gens nous échappent. Ils viennent de l’extérieur si bien que personne ne les connaît. Ni familles ni amis dans la région qui pourraient les trahir ou sur lesquels nous pourrions exercer de pression. Et pourtant, ils connaissent remarquablement les régions où ils sévissent. C’est incompréhensible. Je dois mettre fin à tout cela.
    Il se tut. Par la fenêtre de la voiture défilait une rangée d’arbres éclairée par la lune, belle comme une levée d’épées à l’heure du combat. Et puis le paysage s’ouvrit sur une plaine où courait, comme sur la mer, la houle noire de forêts dentelées qui déferlaient en contrebas jusqu’au fleuve sur lequel flottait un halo jaune et poudreux, un pollen magique. Des gabelous les attendaient, pied à terre, le regard tourné vers la boue noire des eaux, près d’un promontoire qui surplombait la rive. M. de Chabas passa la tête à la portière.
    — Je crois que nous avons retrouvé votre dame enlevée, dit-il.
    Mme de Saintonges était de l’autre côté de la berge, toute nue, crucifiée à des poutres grossières plantées dans le sol, dans une sorte de caverne naturelle. Nue, mais toute blanche, immobile et figée, dans une pose de statue d’albâtre. Son corps semblait flotter au milieu d’une poudre impalpable qui n’en finissait pas de tourbillonner sous le vent et de s’éparpiller au-dessus du fleuve. Les ombres des rochers venaient lui lécher les pieds et, par contraste, la rendaient encore plus lumineuse. Elle avait les yeux et la bouche grands ouverts, la tête légèrement penchée vers ses seins et son ventre dénudés recouverts de la même poussière blanche.
    Au-dessus d’elle, clouté sur la même croix, un oiseau blanc les ailes déployées semblait veiller sur elle.
    Les gabelous n’osaient plus bouger, émerveillés et terrorisés à la fois, comme frappés de stupeur par cette apparition, cette Vierge immaculée, qui dominait le fleuve comme les déesses tutélaires des vieilles religions. Ils étaient à deux doigts de s’agenouiller et de prier.
    Guillaume sauta de la voiture et se précipita. Le courant à cet endroit était puissant, vicieux. Il roulait et déroulait ses noeuds en un grondement continu, un frissonnement d’eau qui sifflait entre les roches et les roseaux. Des risées luisantes de vent glissaient entre les joncs et venaient le gifler, charriant une odeur grasse de boue et de pourriture. Mais le jeune procureur n’hésita pas. Il demanda une corde, s’attacha et se lança en amont. L’eau était glacée, d’un froid qui prenait aussitôt à la gorge. Il parvint dès la première tentative à atteindre la rive opposée. Il escalada les rochers glissants, pataugea dans des mares d’eaux troubles où se mêlait une glaise noire dans laquelle il s’enfonçait. Un peu de la poussière blanche vint lui fouetter le visage.
    — C’est du sel, dit-il. C’est du sel.
    Il en avait plein les yeux, plein la bouche. Il se protégea de nouveau de sa cape, comme tout à l’heure face au feu, et progressa difficilement comme s’il marchait dans du sable, jusqu’à toucher Mme de Saintonges. Il s’accrocha à elle mais la croix était à peine posée contre la paroi de la grotte et ils partirent ensemble en arrière, roulant entre les rochers et les mares. Elle était contre lui, enfarinée et nue, un masque de terreur sur le visage. Il sentait ses seins et ses cuisses, durcis sous le sel. Il suffoquait et il fallut l’aide des gabelous qui s’étaient enfin décidés à l’imiter
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