Les galères de l'orfêvre
CHAPITRE I
1.
Marseille, avril 1702
C’était un soir de mistral au-dessus de la cité phocéenne.
Dans le ciel glacé, un gravier de lumières roulait dans les courants avec un bruit immense, un bruit sonore et métallique de pièces d’or et de chaînes rouillées. De grandes bourrasques, enroulées comme des vagues, se heurtaient à la vieille cité, s’écrasaient contre la tour Saint-Jean, la Major, l’église Saint-Laurent, le clocher des Accoules, avec des mugissements, des gerbes d’écume salée dont les colonnes fumantes montaient jusqu’aux étoiles. Marseille s’offrait, le dos nu, aux flagellations de ce souffle énorme, rédempteur, qui lui zébrait les hanches et les côtes et la laissait chancelante, entre la douleur et l’extase.
Fouchard leva la tête un court instant pour s’imprégner lui aussi du spectacle. Ils étaient montés sur le toit terrasse de l’entrepôt de cordes et s’étaient tous les quatre adossés contre le mur, protégés du mistral par la toile tendue au-dessus d’eux entre de solides poutres de bois. De là, ils pouvaient jouer tranquilles, avec une vue plongeante d’un côté sur les autres bâtiments de l’Arsenal et de l’autre sur tout Marseille. Outre Fouchard, « ferrailleur » sur La Merveilleuse , il y avait là Cassin, « tavernier » de La Renommée , Fagot, maître canonnier sur La Splendide , et Chibouk, un Turc de la galère réale. C’étaient les trois autres qui avaient insisté pour qu’il les invite à boire le coup pour fêter sa libération.
— Alors, tu joues ? dit Cassin en donnant un coup de coude au ferrailleur.
Fouchard jeta les dés d’un mouvement sec de la main. Double-six ! Il poussa un grognement de plaisir en direction des hommes assis sur les rouleaux de cordes et rafla la mise.
— Cocu ! marmonna Fagot.
— Ça, tu l’as dit, reconnut Fouchard. Ça ne date pas d’hier et quitte à l’être autant que cela me serve à quelque chose !
C’était un Auvergnat de taille moyenne, large et trapu, fortement charpenté, avec un crâne rasé et un gros nez bosselé dans les fosses duquel poussaient des poils drus, fermes comme ceux des brosses qui servaient à laver le pont des navires. Cela faisait maintenant trente ans qu’il contemplait ce port et cette ville. Dans une autre vie, il avait été maréchal-ferrant et mari cocufié. Pour avoir châtié au fer rouge l’épouse infidèle, il avait été condamné à dix ans de galère, puis, comme beaucoup d’autres « oubliés » de Sa Majesté, il avait effectué trois fois son temps. Il s’était fait une réputation auprès des argousins : responsable des fers de la chiourme, il avait vécu au milieu des enclumes, des marteaux, des chaînes et des manilles, en mer comme à terre toujours à vérifier la tenue des entraves, à servir l’Organisation, et l’Orfèvre aujourd’hui l’en remerciait. Il n’arrivait pas à croire qu’il serait libéré demain.
Il saisit le broc de vin et but un long trait en les regardant l’un après l’autre, l’oeil droit fermé, puis de nouveau il se tourna vers le port. Trente ans, oui, à contempler Marseille. Le vent en colère balançait d’un même mouvement toutes les embarcations et faisait chanter les gréements et les cordes. Sur l’autre quai, amarrées entre l’église des Augustins et l’hôtel de ville, les quarante galères surtout étaient impressionnantes. Leurs masses gigantesques, sombres, mouvantes s’agitaient sur le fond clair du crépuscule. On les eût dites vivantes, tirant sur leurs cordages, nerveuses de tout ce vent, avec des piétinements, des affolements de chevaux dans l’enclos, effrayées par l’incendie du ciel, prêtes à tout instant à casser leurs licous et à sauter les barrières du port. Fouchard releva davantage les yeux. Au large, au-delà de la tour Saint-Nicolas et du fort Saint-Jean, la phosphorescence blême de la lune huilait la haute mer et éclairait au loin les îles.
Fouchard s’essuya les lèvres du dos de la main, reprit les dés, les fit rouler entre ses paumes fermées, les présenta à la lumière. Les facettes des quadrilatères, dont l’ivoire brillait sous la lanterne, se reflétaient dans ses prunelles noires.
— Tu sais qui tu dois aller voir et où tu peux trouver l’argent ? demanda Chibouk d’un ton détaché.
— Le réseau de Bourgogne ? Ouais, j’ai appris tout cela par coeur. J’ai récité ça tous les soirs, comme une
Weitere Kostenlose Bücher