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Les hommes dans la prison

Les hommes dans la prison

Titel: Les hommes dans la prison Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Victor Serge
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la pensée. Je n’ai pas perdu les années qu’elle m’a prises.
Nous avons commis de grandes fautes, mes camarades. Nous voulions être des
révolutionnaires, nous n’avons été que des révoltés. Il faut être des termites
obstinés, innombrables, infiniment patients et creuser, creuser toute sa vie :
à la fin, la digue s’effondrera.
    Le gardien est entré avec une chandelle et une valise :
mes effets.
    – Habillez-vous.
    Je n’ai pas demandé de la lumière. Pourquoi parlerai-je
encore à cet homme qui n’a d’un homme que l’apparence ? Il fait partie des
murs ; ce n’est qu’un petit rouage de la machine. Il y a longtemps que j’ai
appris à confondre certains hommes avec les choses.
    Une faible lueur grise envahit la cellule. L’aube poind. L’instant
des exécutions capitales. Mon complet de cheviotte bleue est étrangement léger.
Je retrouve des poches et cette attitude de vivant : les mains dans les
poches du pantalon, avec une assurance inattendue. Je souris de ce geste et de
la grave satisfaction qu’il me procure. Me voici vêtu, voici mon vieux feutre
noir, acheté à Belleville. Cette défroque brune à mes pieds, c’est celle du
6731. Ses plis arrondis gardent la chaleur et la courbe de mes mouvements. Je
vois dans ce droguet de réclusionnaire une dépouille de moi-même.
    L’aube monte. Je suis debout dans cette cellule, un homme
dont tous les liens sont tombés. Mon impuissance de condamné est toute dans ces
loques brunes que je repousse du pied. Les verrous sont encore tirés mais déjà
je me sens libre, sûr de moi-même ; il y a quelque part, en moi, une haine
très calme comme une mer étale. J’en ferai de la force.
    Simplicité matérielle des gestes. Signatures au greffe. Voici
le clapet de la Meule : une petite porte, dans le grand portail. Les clefs
tournent (à peine si je vois les hommes-choses qui font tourner ces clefs), j’enjambe
une traverse et la rivière me souffle au visage sa fraîcheur. Il fait encore
presque nuit, sous le ciel pâlissant. Les peupliers murmurent sur l’autre rive,
la rivière est là, noire qui fuit avec un vague sifflement ; le gazon
paraît de cendre, sur les berges. Je longe d’un pas allègre la muraille où de
loin en loin s’élèvent des tourelles, abritant un homme et un fusil. Jamais je
n’ai vu, jamais je ne reverrai ce paysage d’intermonde, tout en tons noirs, en
ombres dures, en pâleurs baignées de nuit.
    Le jour paraît en reflets blancs sur l’eau noire, sous l’arche
d’un vieux pont. Il faut franchir ce pont, à droite, pour aller vers la ville. Une
forme grise s’y détache à ma rencontre de l’obscurité, maintenant bleuâtre.
    Ce premier homme vivant transforme soudain en réalité le
paysage irréel où je vais. Il en émerge devant moi, très grand et très
singulier, pareil à un barbare, dans sa capote couleur de pénombre ceinturée de
cuir, barrée en x sur le torse par les courroies de lourdes musettes qui
battent ses hanches. Une face osseuse, où luisent dans leurs creux d’ombre des
prunelles perçantes de guetteur, m’apparaît un instant sous le casque bosselé qui
porte, gris sur gris, une grenade flambante. Nos pas sonores se confondent. Le
premier homme que j’aperçois au seuil du monde est l’homme des tranchées.
    ----
    [1] Il s’agit, probablement, du fils de Victor Serge, Vladimir Alexander
Kibaltchitch dit Vlady (1920-2005), voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Vladimir_Kibaltchitch et http://www.vlady.org/dissident/index.html .
 (Note du Scanneur)
    [2] Militant anarchiste, de ceux qui (pas si nombreux) s’opposèrent à la guerre en
1914. Mort dans des conditions douteuses, c’est le père du cinéaste Jean Vigo.
(N.d.S.)
    [3] Extrait d’un poème de Paul Verlaine Le ciel est, par-dessus le toit... (N.d.S.)
    [4] « La loi du 27 mai 1885, dite loi sur la relégation des récidivistes,
entraîne " l’internement perpétuel sur le territoire des colonies ou
possessions françaises"  des délinquants et criminels
multirécidivistes » in http://criminocorpus.revues.org/181, voir aussi les
explications des Victor Serge plus bas. (N.d.S.)
    [5] Poème de Laurent Tailhade. (N.d.S.)
    [6] Dans le contexte « Corde à nœuds terminée par deux morceaux de bois que
les agents de police emploient pour lier les mains des détenus. » (N.d.S.)
    [7] Louis Deibler et son fils Anatole Joseph François Deibler furent tous les deux
exécuteur en chef de la  France

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