Les hommes dans la prison
gendarmerie. Quatre heures de l’après-midi ;
l’heure chaude, aux tons oranges. Les façades crépies des basses maisons
ouvrières, ocres d’habitude, paraissaient rousses. Orange ou grenat, la terre
battue de la chaussée. Une rumeur confuse arrivait d’un boulevard proche
parcouru des foules, barré de troupes, ravagé par des charges de police. Je
sortis à pas pressés d’une maison cernée d’où venait de fuir un des meneurs de
l’insurrection montante. La joie de son évasion battait encore dans mes artères.
Quelle lumière ! À mon apparition brusque, deux policiers en civil me
toisèrent, hésitèrent… Puis leur pas suivit le mien, pressé, – plus pressé, – plus
rapproché, – plus rapproché… Il ne fallait pas se retourner. Si je pouvais
arriver au coin, là-bas ! Toute ma pensée se concentra absurdement sur ce
coin de rue comme s’il devait m’offrir quelque chance inespérée de salut. Une
voix me héla.
– Monsieur, hé, monsieur !
L’homme était déjà à ma hauteur, son œil noir me dévisageait
familièrement. Il prononçait la formule :
– M. le gouverneur civil vous prie…
Un autre accourait. La rue me parut soudainement s’assombrir.
La rue se ferma sur moi. La minute ! – Je me mis tout de suite à préparer
mentalement une protestation très énergique.
… Cette fois-là, ce fut sans gravité. La police de cette
ville vivait dans l’attente d’une bourrasque sociale. Elle avait peur. On
sentait planer la force ouvrière. Un vieil officier de police très propre, très
poli, me parla de l’esperanto dont il était fervent et me remit en liberté au
bout d’une heure.
Paris, la guerre, l’attente d’être mobilisé. Camp de
Mailly, front de Champagne ? Étapes qu’il faudra franchir, la chance
aidant : ce serait bien dommage de rester en route. Au loin, le but :
la révolution déploie ses drapeaux rouges dans les rues de Pétrograd. Un jour
de grande anxiété fiévreuse. Kornilov se fait casser les reins. La révolution
vivra ! Ici le vieux Clemenceau « fait la guerre ». Almereyda [2] est mort étranglé
dans la prison de Fresnes. On arrête, on épie. Le suspect et le délateur sont
partout. Fin de journée de travail, vêtements d’atelier, bonne fatigue du soir.
Au sortir d’une maison amie – suspecte ! – croisé un petit homme mal vêtu,
mal fichu, pâle, le regard oblique. Ce regard oblique, je l’ai déjà rencontré
ces jours derniers. Pour en avoir le cœur net, je me suis retourné, j’ai marché
sur lui, il s’est esquivé. Ici : un des coins les plus prenants du vieux
Paris. Petite rue discrète entre de hautes bâtisses, un passage peu connu que
hanta, dit-on, Balzac. La rue n’est point déserte cette fois. Un monsieur
attend, au bout, désœuvré. Un autre s’éloigne à pas lents. Derrière moi, dans
le corridor, le troisième.
Je porte un nom classé : « bandit »
anarchiste. Je suis interdit de séjour. Je suis « russe ». Je suis
suspect. Avant-hier – après la rencontre des yeux obliques – j’ai mis de l’ordre
dans mes papiers, laissé à un camarade des instructions détaillées « en
cas d’arrestation ». Maintenant cette paisible vieille rue au cœur de
Paris, dont j’aime le silence, c’est l’étau qui se resserre de seconde en
seconde. Je m’arrête. Je lève la tête vers des fenêtres familières. L’une est
bordée de fleurs.
Le ciel est par-dessus le toit
Si bleu, si calme ! [3]
L’homme aux yeux obliques vient obliquement vers moi. Je
sens qu’il a peur. Mon Dieu ! que c’est idiot et lassant, tout cela !
Finissons vite. La minute est passée. Je me remets à marcher, j’écoute le pas
de l’autre, je sais qu’il a peur et qu’il a tort d’avoir peur.
– Votre nom ?
Il s’attend à un faux nom. Il est blême. Les autres sont
encore loin – à dix pas. Mais ils se hâtent. Je me nomme.
– Ce n’est pas vrai ! Vos papiers !
Il s’attendait tellement à un faux nom qu’il fait
automatiquement, du bout de ses lèvres incolores, la réponse à ma réponse !
Comme je mets la main à la poche pour y prendre ma feuille de route, mon geste est
prévenu. Des mains violentes empoignent, par derrière, chacun de mes poignets. Une
haleine chaude me souffle à l’oreille : « Pas de résistance ! »
Trois hommes, trois lourdes brutalités, me dominent et m’écrasent. Nos visages
se touchent presque. Ils se convainquent que je ne résiste pas, que
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