Les hommes dans la prison
D’abord, sa variété
est infinie, aujourd’hui surtout que la tour d’ivoire frise le crétinisme. Aussi,
l’artiste veut-il parfois sincèrement y échapper, s’essayant au contact de la
vie. C’est alors que le drame éclate pour la plupart, pour les meilleurs.
Telle qu’elle est, en notre époque, la vie sociale nous
mène à la mort non seulement par la guerre et l’exploitation de l’homme, par la
terreur et la vitesse, mais aussi par le simple désir du bien-être matériel. Il est effrayant de constater avec quelle inconscience animale les meilleurs
hommes troquent le confort de l’âme (ou de l’esprit, si vous voulez), contre le
confort de l’exigeante et abominable charogne ! Du haut en bas de la
plus humble hiérarchie sociale , c’est à qui mieux-mieux d’abdiquer,
de monter sur son prochain et de jouir vulgairement de tout ce qu’une société
vulgaire offre d’alléchant à l’insatiable matière. Ainsi, l’étude, la
méditation, la contemplation de la terre deviennent toujours un peu plus la
préoccupation des esprits fous. C’est la cruelle ruée de l’américanisme, d’où
tout sentiment, toute morale sont bannis. Auto, sport, toilettes, jazz, ivrognerie,
débauche, voilà la vie après laquelle bave presque tout le monde moderne.
Devant un tel présent, un tel avenir, la force morale des
Arts flanche elle-même. Plus de virilité, plus de rudesse, plus d’audace. Tout
sent le parfum, la salle de bain, le savon. Et tout n’est plus que bruit. Des
montagnes d’énergie cérébrale qui tournent à vide autour des incidents de l’existence.
On s’épuise à bien dire les choses. L’Art, ce n’est plus que du bien dire. Ses
thèmes, c’est-à-dire son héroïsme : des choses. Il n’y a là rien d’étonnant :
le « grand public » étant lâche et égoïste, chacun
redouble de lâcheté et d’égoïsme pour l’atteindre. Le but de cette course au « grand publie » : l’argent.
Il y a des exceptions. Elles sont lamentables.
Des consciences honnêtes voudraient faire quelque
chose. La souffrance des hommes les émeut. Les crimes sociaux leur répugnent.
Mais leur révolte ne va pas au-delà d’une certaine quiétude matérielle qui leur
est plus chère que les causes les plus justes.
Là est le drame. Un drame mesquin : pourquoi parler
souffrance et héroïsme, quand on n’est pas capable d’affronter une piqûre de
moustique ? pourquoi enflammer les esprits, les pousser au combat, leur
faire croire qu’ils sont soutenus par l’intelligence, du moment qu’on se sent
soi-même incapable de pratiquer ce qu’on prêche ? N’est-ce pas là encore
une façon de tromper les vaincus, de faire de la « littérature » et de « gagner sa vie » ?
Pauvres vies, que celles de toutes ces « consciences
honnêtes » ! Il y a bien plus d’héroïsme dans la vie de l’homme
qui doit, chaque semaine, frapper à la porte d’une nouvelle usine, sans jamais
être certain qu’il aura le jour suivant de quoi calmer sa faim.
Non, il n’y a aucun mérite à se compter parmi les
artistes de notre temps. C’est une pléthore d’arrivistes, de lâches ou de
faibles, fussent-ils doués de tous les génies. Parasites sociaux, encore et
encore ! Leur indifférence à l’égard de l’homme qui tire le charbon de la
mine les met au ban de l’humanité de demain, car cette humanité leur pose, dès
aujourd’hui, la question précise que voici : puisque vous nous prouvez,
par l’exemple de votre vie, qu’ici-bas seul le bien-être matériel compte, alors
même que vous avez la bouche pleine d’héroïsme, pourquoi voulez-vous que l’homme
de l’usine fasse exception ?
Et, sans nul doute, le monde de demain sera l’image
abjecte de celui qui se croit le meilleur, aujourd’hui.
Cependant…
Au milieu des immensités océaniques de l’égoïsme humain, on
n’en verra pas moins émerger les éternelles îles de l’esprit généreux, lui
aussi humain. Fût-il, l’égoïsme, nombreux et envahissant comme les sables :
il y aura toujours des oasis de générosité pour lui tenir tête, le démentir, plaider
la cause de la vie qui ne s’épargne pas, qui se livre frénétiquement.
Ne compteront, devant la Création, que ces oasis. Le
reste : sables, beaux ou laids, mais sables !
Je présente ici, à ceux qui
en sentent le besoin, non pas tant une œuvre qu’un homme. L’œuvre
meurt. L’homme est éternel. Les œuvres sont
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