Les hommes dans la prison
je n’ai
point d’arme, que je suis un gringalet. Ils respirent. Moi aussi. Nous allons
par la rue bleuâtre, comme tous les autres passants… Ces trois hommes autour de
moi, c’est déjà la prison, invisible pour tout autre que pour moi.
Je ne devais retrouver la liberté – après avoir failli
mourir – qu’à quinze mois et à deux mille kilomètres de là, par une nuit sans
étoiles, mais veloutée de neige, à la frontière de Finlande.
Un soldat décharné, portant au front l’étoile rouge – qui
paraissait noire dans les ténèbres – veillait là. Les tranchées de la
révolution étaient derrière lui.
2. Le Dépôt.
L’homme enfermé diffère jusque dans son aspect extérieur de
l’homme tout court. Dès la première heure, la prison le marque. L’incarcération
débute par la fouille. Cravate, col, ceinture, bretelles, lacets de chaussures,
canif, tout ce qui pourrait, par une strangulation ou une blessure secrète, soustraire
un désespéré à la loi ; papiers, calepin, lettres, photographies, tout ce qui
renseigne sur un homme, les nombreuses petites choses qui s’agrègent à sa vie
intime, tout est enlevé. On se sent comme dépouillé d’une partie de soi-même, réduit
à une impuissance inconcevable l’heure d’avant. Les habits lâches, insuffisamment
retenus, entravent les mouvements. Les chaussures ouvertes bâillent. On est
fripé des pieds à la tête. Des mains de geôlier, grasses, velues, malpropres, habituées
au maniement de ces défroques, ont rassemblé dans mon mouchoir menues choses et
accessoires de toilette. C’est désormais le « frusquin » du n° 30.
La cellule de cette première nuit n’est probablement qu’un « violon »
réservé à des habitants de passage. Quelque part dans un corridor, une niche
profonde de trois mètres, large de deux et demi, sans fenêtre. Le jour une
faible lumière s’y insinue à travers les vitres dépolies de la porte grillagée.
La nuit, une ampoule électrique vissée au plafond y projette une pauvre lueur
jaune, tout juste suffisante pour lasser les yeux, exaspérer l’insomnie. Le
long du mur un banc de vieux bois, poli par le frottement de dormeurs
innombrables. Dans l’angle, un w.-c. assez propre. De quart d’heure en quart d’heure,
la chute d’eau s’y déclenche automatiquement à grand fracas. Chaque fois que je
m’assoupis, allongé sur le banc, la nuque à plat, le crâne renversé – ainsi qu’un
mort – malgré la lueur lassante de l’électricité qui perce les paupières
fermées, le fracas de la chute d’eau me tire de la torpeur.
Je découvre sur le banc, gravées à coups d’épingle, des
inscriptions. Il y en a aussi sur les murs, il y en a partout, à peine visibles.
Il faut fixer de très près la muraille pour y discerner ces graffiti, toujours
les mêmes dans toutes les cellules de prison, quatre ou cinq motifs humains où
domine la hantise sexuelle comme si, pour exprimer l’essentiel de sa souffrance
et de sa vie, la foule brassée par les prisons n’avait besoin que de trente
mots et d’un symbole phallique. Au premier coup d’œil, la cellule est vide, muette,
tombale. Au bout des cinq premières minutes, chaque décimètre de muraille ou de
plancher y raconte son malheur. Mille voix étouffées l’emplissent de leur
invariable murmure. On est bientôt las d’y prêter l’oreille, las de l’indigence
de ce qu’elles répètent d’uniforme misère.
Nuit. La rumeur même de la ville doit s’être tue. Rien. Rien.
Dormir n’est pas possible. Pourtant cet état de veille tient du sommeil et du
rêve, peut-être aussi de l’hallucination. Je suis déjà dans une sorte de tombe.
Je ne puis rien. Je ne suis rien. Je ne sais, ne vois, n’entends, ne ressens
rien. Je sais seulement que l’heure qui vient sera pareille à celle-ci. Le
contraste entre ce vide du temps et le rythme intense de la vie normale est si
violent qu’il faudra une longue, une douloureuse adaptation pour ralentir les
pulsations de la vie, éteindre la volonté, effacer, estomper, étouffer les
images visuelles, trop obsédantes. Déséquilibre complet des premières journées.
La vie intérieure poursuit son train fébrile dans le silence et le néant du
temps.
La curiosité du lendemain, la sensation qu’on est au pouvoir
d’un ennemi anonyme, multiple, formidable et qu’il faut tenir, ruser avec lui, le
braver, ne lui avouer jamais aucune défaillance, tendent les nerfs.
… Nous
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