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Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II

Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II

Titel: Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Max Gallo
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maisons. Son père l’attendait chaque soir, assis sur les talons, le menton appuyé sur la poitrine, les yeux clos. Il avait calé contre le sol la charge qu’il portait arrimée aux épaules. Lee Lou Ching se glissait derrière son père, passait ses mains sous la charge, répétait, c’était le rite « ho, hon, ho hon ». Il soulevait, tirait de toutes ses forces sur ses bras, et le père répondait « ho, hon, fils ». La charge oscillait, énorme comme un rocher. Le père se redressait, les jambes écartées, les mollets tremblants de fatigue, géant derrière qui marchait Lee, soutenant de sa tête la charge, les mains posées sur les hanches de son père, plaçant ses pieds là où son père avait posé les siens, tous deux avançant ainsi comme un seul corps.
    Un soir, en hiver, peut-être en janvier, le père n’attendait pas Lee à l’entrée du village ; les vieux levant à peine leur bras montraient à Lee la direction qu’avaient prise les soldats après avoir enrôlé tous les paysans en âge de porter les armes. Et Wang, le père de Lee Lou Ching, était de ceux-là.
    À cette nuit d’hiver, à son enfance, à Giulio Bertolini qui l’avait recueilli, Lee Lou Ching n’avait plus jamais pensé jusqu’à ce qu’il se mît en route, au début de ce mois de janvier 1940, quittant le Yunnan pour marcher vers le nord. Il devait établir le contact avec de petits groupes de partisans communistes qui guerroyaient en Mandchourie sur les arrières des Japonais puis franchir la frontière, passer en Union soviétique, connaître les intentions de Moscou, expliquer la stratégie de Mao, et revenir. Mais la route était longue, les paysans qui se relayaient de village en village, silencieux, et la marche dans la campagne aux formes adoucies par la neige, devenait rêverie sous le ciel pacifique de janvier.
    Quand le paysan apercevait au bout du sentier les premiers enclos, il s’arrêtait retenant Lee par le bras, le ramenant à ce mois de janvier 1940, à la guerre, à la vigilance, à la peur. Le paysan s’éloignait mais il suffisait de la course d’un enfant, d’un villageois dans un champ, pour que Lee Lou Ching laisse à nouveau affleurer ces souvenirs, comme si à tant d’années d’oubli succédait le flux de la mémoire.
    Le paysan qui le secouait par l’épaule, qui d’un geste lui indiquait que la route était libre et le village sûr, imaginait que Lee s’était assoupi. En quelques mots il annonçait qu’on lui préparait une natte, que tout était prêt pour son repos dans une maison amie, qu’il veillerait et qu’à l’aube, ils repartiraient.
    Lee se reprochait ses dérives loin du présent, ce plaisir nostalgique qu’il prenait à évoquer dans la solitude de l’attente, la Mission catholique de Shanghai, les cours de catéchisme de Bertolini ou les leçons d’anglais et de français.
    Il s’asseyait face aux camarades du village, il les écoutait parler de leur vie — « Tao Lang vient une fois par semaine, disait l’un, il prend à sa guise dans nos maisons, et il vend aux Japonais. » Les autres approuvaient baissant la tête : « Tai, la fille de Peng, reprenait celui qui avait commencé à parler, a été conduite à la ville, Tao Lang l’a choisie, pour les soldats. » — « Il faut brûler la maison de Tao Lang, répondait Lee, et s’il est seul, un jour sur un chemin, le tuer. » Il répétait, expliquait comment constituer un groupe de partisans qui se rassemblent la nuit et s’égaillent le jour. Mais les paysans partis il ne trouvait pas le sommeil. Si différent d’eux, à jamais, puisqu’il possédait une mémoire où ne régnaient pas seulement le travail et le malheur. Le passé des paysans était fatigue ; ils communiaient par l’oppression subie. Lee découvrait qu’il demeurerait toujours, quoi qu’il fît, quoi qu’il devînt l’élève auquel le père Bertolini parlait seul à seul de Mozart, l’adolescent qui avait dû décider de sa route, rejoindre les combattants ou vivre aux côtés de Bertolini à la Mission.
    Il avait choisi et non subi son sort. Il était seul comme l’une de ces tours de guet que dans sa marche vers la frontière il apercevait parfois, haute, au sommet d’une colline dénudée.
    Certains jours, quand la fatigue serrait ses tempes et rendait les talons douloureux, chaque pas sur le sol gelé résonnant jusqu’à la nuque, Lee maudissait le moment où il avait rencontré Giulio Bertolini.
    Il

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