Les hommes naissent tous le même jour - Crépuscule - Tome II
contre-révolutionnaire », les mots brûlants derrière ses lèvres, tous ceux-là, Machkine, Kostia, morts.
Elle était descendue, portant Ivan, baissant la tête pour ne pas voir ce portrait de Staline accroché à la façade de l’immeuble et que le vent soulevait donnant aux yeux et à la bouche une apparence de relief. Il claquait parfois comme s’il avait été prêt à se déchirer ou bien à se détacher et à envahir la rue, étouffant Anna. Elle avait traversé vite, déposant Ivan, l’obligeant à monter l’escalier, incapable de porter son fils jusqu’au cinquième étage.
Devant la porte de l’appartement, la tête appuyée sur une marche, le col de sa capote relevée, la chapka des troupes de Sibérie dissimulant à demi son visage, Marek, Marek dormait.
Fête ce premier mai 1940, jour comme un gué dans un fleuve boueux. Marek avait une semaine de permission exceptionnelle, de l’ordre du major-général Vatouchine, commandant la 117 e Division. Marek agitait son titre de permission devant Anna Spasskaia : « Sept jours ici, plus le voyage, ce Chinois, quand je l’ai sorti des mains des Japonais, j’aurais pas cru, j’imaginais un paysan, il était habillé comme eux, on en voit qui arrivent souvent, et puis le P C de la Division a envoyé un message. Vatouchine allait venir chercher le Chinois. Y a eu le mauvais temps, on est restés ensemble dix jours, il n’a jamais dit un mot à nous autres, seulement à Vatouchine, et il connaissait le nom de Vatouchine, quand on l’a recueilli, il a simplement dit « mission pour Vatouchine » et puis jamais plus un mot. »
Le lendemain matin dans la cuisine commune, Anna avait présenté Marek à Maria Blumen, la douce Maria, professeur de lettres, poétesse silencieuse et discrète qui chuchotait au lieu de parler : « Vous ne m’aviez jamais dit, un fils adoptif, il a les yeux neufs, oui, neufs. » Elle embrassait Marek, apportait quelques biscuits, « pour vous Anna, pour fêter Marek ». Elle s’écartait du réchaud pour qu’Elena Kornevitch, la dernière locataire, puisse faire chauffer l’eau du thé qu’elle servait chaque matin à son mari, un employé du Soviet municipal de Leningrad, un homme jeune au visage mou, aux cheveux blonds, maladif. « Comment va votre Sacha », demandait Anna à Elena Kornevitch. Elle craignait les Kornevitch, sans doute les mouchards de l’immeuble et pour cela placés dans un appartement qu’elle occupait. Depuis son témoignage au procès Loubanski, elle devait être suspecte, surveillée. « Miracle, Anna, miracle que vous soyez encore à Leningrad », murmurait Maria Blumen. « La prochaine fois… » avait répondu Anna avec une amertume lasse.
Et l’expression lui était revenue. Elle cessait à nouveau de coudre, se forçait à dire d’une voix gaie :
« … Tous les trois, nous allons sortir, moi entre mes enfants, un bras pour l’un, un bras pour l’autre. »
Ivan se levait :
— Cinéma, maman, disait-il.
— J’ai ma solde, maman, ajoutait Marek.
Il plaçait sur la table une poignée de pièces et des billets.
Anna prenait Ivan et Marek par le cou.
— La prochaine fois, murmurait-elle encore.
2
LES MORTS SONT HEUREUX
1942-1945
— Écoutez, écoutez-moi, murmurait Maria Blumen.
Anna Spasskaia ouvrait les yeux, tendait le bras, touchait l’épaule de Maria, reconnaissait la couverture dont sa voisine s’enveloppait les épaules et la tête.
— Lisez, disait Anna.
Elles étaient assises de part et d’autre du four en brique qui se trouvait dans l’un des angles de la cuisine. Elles vivaient là une bonne partie du jour et de la nuit, immobiles, le haut-parleur de la radio placé entre elles et souvent la voix du speaker, que rien n’annonçait, les faisait sursauter : « Camarades, frères et sœurs, citoyens de Leningrad, notre ville, la ville de Lénine, sera le tombeau de dizaines de milliers de soldats de Hitler. Ce matin, les glorieux combattants de l’Armée rouge, renforcée par les bataillons de volontaires, ont repoussé un nouvel assaut. La forteresse d’Orechek… »
La voix s’effaçait, les laissant seules, avec le froid. Anna serrait Ivan contre elle, s’efforçait à garder les yeux ouverts. On disait que la mort s’avançait dans le sommeil, silencieuse. Elle avait pris Elena Kornevitch à la mi-décembre 1941. Anna et Maria l’avaient trouvée, couchée dans son lit, sous un amoncellement de manteaux et de
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